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LAT: l’avenir radieux

Alexandre Bonnard
La Nation n° 1965 19 avril 2013

Supposons un citoyen qu’un sens civique anormalement développé pousse à la curiosité douteuse, sinon malsaine, de lire et relire scrupuleusement les textes soumis en votation et bien entendu les «Explications du Conseil fédéral», pour être certain d’avoir tout bien compris. S’il s’agit (exemple tout frais: la LAT) d’un projet de loi modifiant la loi existante, par adjonctions, suppressions, refontes d’articles, il devra à l’évidence se référer au texte actuel. Or jamais, au grand jamais, il ne trouvera ce texte dans la documentation qui lui est adressée. Il devra se satisfaire de la mention «abrogé» ou, pour les articles ou alinéas modifiés ou déplacés, de la mention «ancien art… al…».

Il y a quelques décennies, avant l’apparition d’internet, le soussigné avait eu l’audace de se plaindre à la Chancellerie fédérale d’un aussi manifeste déficit d’information dont étaient victimes les citoyens les plus consciencieux et zélés, suggérant que désormais, dans les «Explications du Conseil fédéral», soient publiés sur les pages de gauche les textes en vigueur et sur celles de droite les modifications proposées, procédé qui eût entraîné une légère diminution du déficit démocratique. A ce défaut, ledit citoyen-modèle (faut-il l’appeler alpha? ou oméga?) en était réduit soit à demander à ladite Chancellerie, service des imprimés, l’envoi de ladite loi, avec le risque qu’elle arrive trop tard, soit à s’abonner au Recueil systématique – si par un hasard extraordinaire il ne l’était déjà – et à consacrer quelques soirées, tous les trois ou six mois, à l’enclassement des révisions périodiques.

Bien entendu, la Chancellerie fédérale m’avait répondu sèchement en trois lignes. Exclu, parce que trop compliqué et trop cher. Aujourd’hui ce serait: ces citoyens modèles, tatillons, n’ont qu’à aller sur internet.

C’est vrai. Et entre autres innombrables avantages, notre citoyen zélé aura celui de pouvoir contrôler, en présence de tel ou tel alinéa dont la rédaction française lui paraît confuse ou douteuse, la version allemande, qui neuf fois au moins sur dix est la version originale dont celles des autres langues nationales sont des traductions. Il faut préciser qu’en cas de litige où une partie invoque devant le Tribunal fédéral un défaut flagrant de coordination voire une contradiction entre les textes et plaide pour la version qui lui est favorable, notre Haute Cour se gardera bien, dans son examen, de partir de la version allemande, sous prétexte qu’elle est presque toujours prioritaire, pour examiner s’il y a eu des fautes de traduction. Les langues nationales étant présumées égales, en tout cas les langues officielles (pour le romanche, voir l’art. 70 al. 1 Cst), les juges recherchent dans les travaux préparatoires (rapports des commissions, débats aux Chambres, message du Conseil fédéral) quelle version paraît la plus proche de la réelle volonté du législateur. Il est arrivé une fois (au moins) que la version italienne ait été retenue comme décisive.

Et lors de votations populaires, lorsque de tout cœur germanophones, francophones et italophones adoptent un texte constitutionnel ou légal contenant des dispositions contradictoires entre l’une ou l’autre langue? Cauchemar! Dans une vision idéale de la démocratie directe où la volonté populaire trône dans l’empyrée, on devrait appliquer la loi directement et différemment de part et d’autre du Gothard, de la Sarine. Impensable! L’égalité de traitement, elle, n’est pas moins sacrée! En pareil cas, on imagine que les juges, admettant in petto que, dans leur immense majorité, les votants n’y ont rien vu, décideront probablement qu’il faut retenir la version qui s’adapte le mieux à l’ensemble du texte approuvé, à son esprit général, à son but.

Il y a évidemment des cas plus simples où une disposition apparaît comme une mauvaise traduction, pouvant aboutir à un contre-sens, d’un texte que l’on doit bien présumer comme l’original, lequel peut aussi être du charabia. En voici un exemple tout frais.

L’article 15 de la LAT de 1979 traite des zones à bâtir. Il prévoyait déjà qu’elles devaient comprendre les terrains propres à la construction, déjà largement bâtis ou «probablement nécessaires à la construction dans les quinze ans à venir». L’alinéa modifié dit à peu près la même chose en d’autres termes (elles doivent répondre aux «besoins prévisibles» pour les quinze années suivantes). Ah! Ces besoins, cela mérite un autre article! Les deux alinéas suivants de la loi révisée sont ceux qui déclenchent la tempête en posant le principe et les conditions de la réduction «des zones à bâtir surdimensionnées». A ce propos, on ne trouve pas dans les «Explications du Conseil fédéral» la moindre allusion à la compatibilité de telles dispositions avec l’art. 75 al. 1 de la Constitution fédérale, qui prévoit que l’aménagement du territoire incombe aux cantons (voir sur internet ce que dit le message à ce sujet). Le Conseil des États a capitulé. Les cantons ont capitulé car c’était enfin l’occasion de réduire à sa plus simple expression ce qui restait d’autonomie communale en la matière.

Comment peut-on honnêtement soutenir que l’article constitutionnel n’est pas violé lorsqu’on lit par exemple le cinquième alinéa du nouvel art. 15, qui prescrit que la «Confédération et les cantons élaborent ensemble des directives techniques relatives au classement de terrains en zone à bâtir, notamment la manière de calculer la surface correspondant aux besoins»? Ces directives devront évidemment être les mêmes pour les vingt-six cantons. Qui ne voit pas que désormais la Confédération, par ses services omnipotents, tient le couteau par le manche et va mener le bal? On s’est bel et bien assis sur la Constitution. Querelles de juristes, le peuple s’en fiche, dès le moment où il faut bloquer le mitage, le bétonnage.

Venons enfin à ce quatrième alinéa, qui apparaît comme une petite dérogation au principe très dur du deuxième, une petite soupape de sûreté, d’ailleurs illusoire, hypocrite et inapplicable vu les dispositions transitoires. Il prévoit que de nouveaux terrains peuvent être classés en zone à bâtir si les conditions suivantes sont réunies:

«a. ils sont propres à la construction; b. ils seront probablement nécessaires à la construction dans les quinze prochaines années même si toutes les possibilités d’utilisation des zones à bâtir réservées ont été épuisées et ils seront équipés et construits à cette échéance; (suivent les conditions c, d, e).»

On relit trois fois. Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire? Voyons donc le texte allemand. Merci aux germanophones de nous aider au besoin.

Art. 15 Ch. 3, litt b. «es auch im Fall einer konsequenten Mobilisierung der inneren Nutzenreserven in den bestehenden Bauzonen voraussichtlich innerhalb von 15 Jahren benötigt, erschlössen und überbaut wird».

Ce galimatias doit signifier, en d’autres termes, que l’on peut attribuer de nouveaux terrains à la zone à bâtir même si, dans les zones à bâtir existantes, il reste encore des surfaces non construites, autrement dit des réserves d’utilisation, qui sont «mobilisées» de manière conséquente (formule qui pourrait signifier qu’elles ne sont pas thésaurisées mais qu’il y a des projets sérieux de construction). Pour rassurer un petit peu les communes, le législateur fédéral dit: on ne va pas vous refuser une nouvelle zone à bâtir pour le seul motif que celles qui existent ne sont pas encore entièrement bâties… pour autant qu’elles apparaissent en voie de l’être, correspondant à un besoin.

Mais en français? C’est tout autre chose et c’est absurde. Tout d’abord on parle des zones à bâtir réservées, qui n’ont rien à voir ici (il suffit de lire l’art. 27 LAT pour s’en convaincre). A juste titre le texte allemand n’en parle pas. Ensuite, dire que l’on pourra créer de nouvelles zones à bâtir même si les possibilités des zones à bâtir existantes sont épuisées n’a aucun sens. C’est l’exact contraire de ce que dit le texte allemand. Il fallait dire: «n’ont pas été épuisées». Ensuite un point-virgule, puis «ils devront être équipés et construits à cette échéance».

Nous mettons les traducteurs fédéraux au défi de nous démontrer que leur rédaction est juste et correspond au texte allemand.

Quant aux conséquences, nous n’en serons pas plus avancés pour autant. En effet les dispositions transitoires, art. 38a, prévoient, sans aucune dérogation en faveur de la disposition précitée,

 – que, dès l’entrée en vigueur de la nouvelle loi, les cantons ont cinq ans pour y adapter leur plan directeur (délai qui évidemment sera impossible à tenir dans plusieurs cantons);

 – que, dans ce délai et jusqu’à l’approbation du plan directeur par le Conseil fédéral, la surface totale des zones à bâtir ne doit pas augmenter dans le canton concerné (on arrive à une dizaine d’années);

 – qu’à l’échéance de ce délai aucune nouvelle zone à bâtir ne peut être créée dans un canton tant que son plan directeur n’a pas été approuvé par le Conseil fédéral (cinq ans supplémentaires en étant optimiste).

Conclusion: voyez comme c’est diabolique. Telle commune dont la zone à bâtir est quasiment pleine et qui est confrontée à une forte demande correspondant à un réel besoin, alors qu’il y a encore bien des surfaces disponibles et aisément équipables en zone non constructible, présente une demande d’extension.

Réponse du canton: d’après nos calculs, l’approbation de notre nouveau plan directeur par le Conseil fédéral, compte tenu des aléas de la procédure, recours, référendums ou autres, peut être prévue dans l’hypothèse la plus optimiste en 2030 environ, sans garantie. Revenez à ce moment-là pour présenter votre demande et nous examinerons si et dans quelle mesure elle correspond aux normes et à vos besoins jusqu’en 2050 environ, étant bien entendu que l’entrée en vigueur de votre nouvelle zone, une fois franchies toutes les étapes, ne peut pas être espérée avant 2055.

Tel est l’avenir radieux, voulu et voté par le peuple.

Constitution fédérale, art. 41:

«La Confédération et les cantons s’engagent, en complément de la responsabilité individuelle et de l’initiative privée, à ce que toute personne en quête d’un logement puisse trouver, pour elle-même et sa famille, un logement approprié à des conditions supportables.»

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