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J.-J. Langendorf: Pensée militaire prussienne

Félicien Monnier
La Nation n° 1967 17 mai 2013

Jean-Jacques Langendorf vient de publier, disons-le, l’ouvrage de sa vie. Il s’agit d’un colossal recueil d’articles, dont plusieurs inédits, intitulé La Pensée militaire prussienne, de Frédéric le Grand à Schlieffen1. Ces articles brossent, dans le détail, un vaste et diachronique panorama intellectuel. Reprenons-en certains jalons.

Tout commence, pour ainsi dire, avec Frédéric le Grand. Souverain éclairé, il applique à la stratégie militaire les recettes des Lumières. Sa pensée est rationnelle et s’élève en système. On parle de «stratégie frédéricienne». Sous Frédéric II, la guerre se fait froidement, systématiquement. Le général perd une bataille pour ne pas l’avoir calculée de manière satisfaisante. Symptomatique du mélange de raison et de tyrannie intellectuelle que constituent les Lumières, Frédéric n’admettra jamais que l’on publie autre chose, en Prusse et en matière militaire, que des ouvrages techniques; le roi se considérant lui-même comme le seul dépositaire de la science militaire.

Avec le cataclysme de la Révolution française, une nouvelle forme de guerre s’élève sur les cendres de la Bastille. Les guerres de la Révolution, puis les premières guerres de l’Empire vont sceller le sort d’une doctrine militaire dépassée. A posteriori, tous admettent que Frédéric II est mort en 1806 à Iéna-Auerstedt. La défaite des Prussiens va les forcer à se plonger dans de complexes réflexions.

Depuis les années 1760, Georg Heinrich von Berenhorst s’en prend violemment à l’esprit de système de Frédéric. Il dénonce les limites et les errements de la rationalité guerrière. Empreint de kantisme, il place au centre de sa réflexion le hasard («Ungefähr» qui rajoute une idée de flou). Apparaissent déjà les deux tiraillements auxquels la pensée militaire prussienne sera soumise durant tout le XIXe: système absolu contre approche plus subjective et intégrant des éléments irrationnels, ou plus insaisissables. Le hasard de Berenhorst deviendra, petit à petit, les forces morales de Clausewitz.

Dans un long article intitulé «Le Sage et le Fou», Langendorf décrit cette pensée militaire prussienne «de deuxième génération». Le Sage est Berenhorst. Le Fou est Adam Heinrich Dietrich von Bülow. C’est un personnage excentrique dont on perd la trace pour certains épisodes de sa vie. Son œuvre colossale est l’anti-Berenhorst. Elle cherche à dépasser Frédéric en le caricaturant. Elle aboutit donc à un système mathématique de la conduite de la guerre, lequel donne beaucoup d’importance à la géométrie des formations et des dispositifs tactiques. L’insistance que Langendorf met à décrire, et opposer avec mille nuances, ces deux penseurs réside dans le fait qu’il voit en eux les pères de deux filiations intellectuelles. Clausewitz – avant Moltke et Schlieffen – chéri des Européens, est vu comme un descendant de Berenhorst. Le Vaudois Jomini, chouchou des Américains, se rattacherait plus à von Bülow.

Il ne suffit néanmoins pas d’étudier des cartes de batailles et des mécanismes de mousquet pour saisir la pensée militaire d’une nation. Et l’ouvrage de Jean- Jacques Langendorf ne compte ni carte ni schéma technique, mais de nombreuses citations, dont des citations littéraires. L’une des particularités de cet ouvrage est sans doute de placer la pensée militaire prussienne dans son contexte intellectuel général. Pour éclairer le «laboratoire militaire prussien» tel qu’il le nomme lui-même, Langendorf fait de passionnants détours. S’éloignant des champs de bataille, il nous emmène dans l’univers intellectuel, artistique et philosophique de ses penseurs militaires. Nous retrouvons alors l’ambiance des temps.

Le romantisme allemand, cet idéal incarné, nourri de piétisme luthérien et de Gegensätzetheorie2, va pousser, dès 1806, Johann Jakob Otto August Rühle von Lilienstern à jeter un regard neuf sur la guerre. Ce dernier s’éloigne des influences kantiennes de Berenhorst, en voyant la guerre comme fondatrice d’un droit contingent, lié à des données historiques bien éloignées de l’impératif catégorique. Aussi Rühle affirme-t-il l’impossibilité d’une science de la guerre a priori et probablement l’impossibilité d’une science de la guerre tout court. Il remplace celle-ci par la possibilité d’un art de la guerre, voire, pour citer Langendorf, un «artisanat de la guerre». Pour Rühle, la manière de faire la guerre doit être en permanence réajustée, tant aux nouvelles réalités géographiques ou techniques, qu’aux nouveaux buts que s’est fixé la politique. On voit alors apparaître, à l’aube des guerres de libération de 1813-1814, l’idée clausewitzienne résumée par la célèbre formule que la guerre n’est que la continuation de la politique par d’autres moyens.

Des guerres napoléoniennes, la Prusse aura compris l’importance des forces morales. Dès la défaite de 1806, de nombreuses personnes s’attèlent à les relever. De grands noms comme Scharnhorst et Gneisenau, artisans des réformes militaires de 1807, sont évoqués tout au long du recueil. Aussi l’idée moderne de la conscription va-telle être appliquée en Prusse dans un univers mental extrêmement éloigné du républicanisme français et naître, d’une certaine façon, en opposition à une conception jacobine, puis napoléonienne de la guerre, elle aussi ardente utilisatrice de la conscription.

Le développement aboutit naturellement à Clausewitz et à son Vom Kriege (1832, à titre posthume), fleur éclose des réflexions militaires et stratégiques de ce début de XIXe siècle. Langendorf est particulièrement attentif à la réception de Clausewitz dans la pensée contemporaine, mais se demande si une biographie du philosophe de la guerre est encore possible au XXIe siècle. Les influences intellectuelles, mais aussi tactiques et stratégiques, soit l’univers mental de Clausewitz, ne seraient plus aujourd’hui connus et compréhensibles que d’une petite dizaine de personnes.

La pensée de Clausewitz n’est pas décrite de manière exhaustive et structurée. Langendorf parvient néanmoins à en faire ressortir les points principaux – refus du systématisme, mise en avant des forces morales, notion de «frictions», continuité politique-guerre, violence, passions – en évoquant chaque fois un aspect particulier de la vie et de l’œuvre du militaire. Nous retrouvons ainsi des considérations de Clausewitz sur la Suisse et le Pays de Vaud – l’article est un inédit – qui permettent d’éclairer la conception de la guerre en montagne qu’a développée le Prussien.

Une fois les héros des guerres napoléoniennes disparus, la Prusse connaît un vide dans le développement de sa pensée militaire. Jean-Jacques Langendorf nous signale un certain Willisen, seul penseur d’envergure des années 1850. Il est l’auteur d’un retour à une conception systématique de la guerre. Malheureusement pour lui, la guerre qu’il perdra lamentablement, en une bataille, contre les Danois à l’été 1850 dans le Schleswig- Holstein, lui fera presque perdre toute crédibilité. Il démontrait par là que tout penseur militaire, aussi original fût-il, n’est pas obligatoirement un grand stratège sur le terrain.

Comme en 1806, la pensée militaire prussienne renaîtra néanmoins avec un succès éblouissant de la boue des champs de bataille et de la réforme militaire imposée en 1860 par le futur Guillaume Ier. Ces années voient s’élever dans le ciel martial de la Prusse l’étoile de Helmut Karl Bernhard von Moltke, vainqueur à Sadowa contre l’Autriche en 1866 et à Sedan en 1870 contre la France. Il développe une théorie de l’offensive violente et risquée. A Bismarck qui, en 1866, lui reprochait de ne pas suffisamment couvrir une place forte en effectif, Moltke répondit: «Oui, à la guerre tout est dangereux.» C’est ici la défiance quasi-congénitale des Prussiens pour la grande manœuvre, que Langendorf définit longuement, qui réapparaît.

Le livre se termine sur Schlieffen, l’auteur du fameux plan d’invasion de la France3. Celui-ci était censé avoir intégré que les Français avaient tiré les leçons de 1870-1871. Schlieffen, mort en 1913, n’en verra jamais l’application. Mais la victoire française dans la Marne, puis l’immobilisation de la guerre, sont les preuves de l’échec du Plan Schlieffen. Pour Langendorf, le «laboratoire militaire prussien» s’est lui-même tiré une balle dans le pied. Schlieffen, persuadé d’avoir résolu à l’avance tous les problèmes imaginables, avait oublié la règle d’or que la pensée militaire prussienne avait fini par arracher de haute lutte à Frédéric II: en matière militaire, le dogmatisme fait perdre les batailles…

C’est ici une belle aventure de l’esprit que Langendorf nous propose de vivre aux côtés de toutes ces personnalités dont il nous délivre les secrets avec brio. Cet ouvrage apporte à coup sûr une pierre indispensable à l’histoire d’une pensée militaire dont nous sommes encore très largement les héritiers.

Mais la grande leçon de cet ouvrage, Jean-Jacques Langendorf nous la donne dans article un peu à part, «Les Apologistes de la guerre». Jamais, depuis les Lumières, les penseurs de la modernité n’ont autant réfléchi, vanté et promu les mensongers dividendes de la paix. Pourtant, jamais les guerres n’ont été aussi meurtrières que depuis que l’on a voulu les extirper totalement du cœur de l’homme. A méditer, selon la méthode de Carl von Clausewitz…

Notes:

1 Langendorf Jean-Jacques, La Pensée militaire prussienne, de Frédéric le Grand à Schlieffen, Paris/Pully, 2012.

2 Chère aux romantiques allemands, «la théorie des contraires» met en scène et fait cohabiter dans une tension permanente la haine et l’amour, la vie et la mort, la guerre et la paix, etc.

3 Il s’agissait de provoquer un immense débordement de Paris par l’ouest afin de pouvoir l’envelopper. Schlieffen reconnaissait l’importance de leur capitale dans le cœur des Français. Un tel coup aux «forces morales» devait emporter la décision.

 

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