Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

Le départ d’une grande dame ou la fin d’une belle ère musicale

Jean-Jacques Rapin
La Nation n° 1967 17 mai 2013

La veuve de l’éminent chef d’orchestre Wilhelm Furtwängler (1886- 1954) vient de nous quitter, à l’âge de cent-deux ans. Veuve de guerre et mère de quatre enfants nés de son premier mariage, elle épousa en 1943 celui qui dirigeait les deux premiers orchestres européens de l’époque, la Philharmonie de Vienne et la Philharmonie de Berlin. La jeune femme de 33 ans allait désormais être aux côtés de Furtwängler qui luttait alors pour la survie de ses orchestres, malgré les énormes difficultés dues à la guerre, aux bombardements et à l’hostilité grandissante du régime nazi. Il avait refusé de quitter l’Allemagne, même si des ponts d’or lui étaient offerts ailleurs, jugeant qu’il était de son devoir de demeurer avec ceux qui devaient vivre sous Himmler et sous Hitler. En 1936 déjà, il notait dans ses Carnets: «La vie est aujourd’hui plus que jamais une question de courage.»1 Et en 1943, en pleine tourmente: «Le message que Beethoven, particulièrement dans la Neuvième Symphonie, adresse à l’humanité, ce message de générosité, de confiance, d’unité devant Dieu, me semble n’avoir jamais été aussi nécessaire qu’aujourd’hui.» En cela, cette forme de résistance intérieure de Furtwängler à son pupitre fait penser à celle de Dietrich Bonhoeffer à sa table, avant d’être dans sa cellule.

Ce n’est qu’en toute dernière extrémité, lorsque son existence fut mise en danger, que Furtwängler demanda à son épouse de trouver un refuge en Suisse.

C’est donc elle qui, après quelques recherches, choisit Clarens. Pourquoi Clarens, et non pas Lucerne, Zurich ou Saint-Moritz? La réponse fait partie des mystères de l’existence, mais – coïncidence étrange – Clarens est situé à 80 km de Genève où vivait Ernest Ansermet et cette proximité allait faciliter la relation entre les deux hommes, qui se connaissaient et s’estimaient: Ansermet n’avait-il pas dirigé, en 1922, la première audition berlinoise du Sacre du Printemps? Mais surtout, nul autre chef, même parmi les plus grands, n’était à ce point proche de Furtwängler, par sa position éthique et esthétique face à la crise majeure que traversaient la musique et la société occidentale.

Et cela, à un moment clé, capital pour chacun d’eux! Celui où le chef allemand allait vivre deux années terribles. Contrairement à Karajan, Furtwängler n’avait jamais adhéré au parti national-socialiste, mais malgré cela, il fut cité devant un tribunal de dénazification et interdit de direction de 1945 à 1947… Quant à son collègue vaudois, il rédigeait les huit cents pages de son maître-livre, son testament, Les Fondements de la Musique dans la Conscience humaine. L’intensité de leurs échanges, comme en témoigne leur correspondance, confortèrent sans nul doute leurs positions respectives et les aidèrent à affronter l’adversité. Dans sa dernière lettre à Ansermet, Furtwängler n’hésita pas à parler de «destin» à propos de leur rencontre.

La mesure inique sitôt levée, l’activité de Furtwängler reprit de plus belle et connut un succès mondial. En juin 1954, le couple put acquérir la belle propriété du Basset-Coulon, à Burier, sans que le chef d’orchestre n’en jouisse longtemps, puisqu’il décéda en novembre de la même année.

Elisabeth Furtwängler a traversé ces épreuves avec une rare dignité, qui l’honore. Véritable vestale, elle a su garder vivante la mémoire de son mari en toutes circonstances, sans ostentation, mais avec un naturel qui en imposait, alors même que les remous d’un passé si difficile n’étaient pas encore apaisés. Mais sa disparition marque aussi la fin d’une ère exceptionnelle pour la région de Vevey- Montreux, terre d’asile et de refuge. Il fut un temps où l’élite des très grands de la musique s’y trouvait réunie – Clara Haskil, Richard Strauss, Josef Krips, Paul Kletzki, Carl Schuricht et Wilhelm Furtwängler… Ils représentaient un apport culturel inestimable qui est venu enrichir le Septembre musical nouvellement fondé, aussi bien que l’activité musicale de Vevey, de Lausanne ou de Genève.

De cette époque bénie des dieux, Elisabeth Furtwängler demeure une figure emblématique. Nous garderons pieusement sa mémoire.

Notes:

1 Wilhelm Furtwängler: Carnets 1924-1954, traduction Ursula Wetzel, adaptation française Jean-Jacques Rapin, Genève, Éditions Médecine et Hygiène.

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*


 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: