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Pierre Boutang, imprécateur et dissident

Jean-Philippe Chenaux
La Nation n° 1968 31 mai 2013

Il y a tout juste cinquante ans, le 30 mai 1963, Pierre Boutang faisait salle comble au Restaurant du Major Davel, à Lausanne, avec une conférence ayant pour thème «les grandes lignes d’une résistance spirituelle au progressisme et à la révolution». Le rédacteur en chef de La Nation française, dissident de l’Action française, était l’hôte du groupe Uni-Action, animé par un quatuor d’étudiants dont l’anticommunisme forcément «primaire, viscéral et systématique» répondait avec insolence au «coco-progressisme» des militants réputés «conscients et organisés» du Mouvement démocratique des étudiants (MDE).

Les progressistes? Aspirant à l’universel, ils ont la conviction que l’humanité, par la marche même de l’histoire, s’en approche. De Rousseau à Hegel en passant par Fichte, la quête de l’universel conduit tout droit au marxisme et au fascisme. Cette démonstration faite, Boutang, avec sa voix de stentor, brossa un portrait psychologique de la droite et de la gauche qui n’a pas pris une ride. Un article très substantiel de Bertil Galland paru dans la Feuille d’Avis de Lausanne (3 juin 1963) permet d’en restituer les grandes lignes.

L’homme de droite est tragique; il sait que l’existence de la cité est menacée et que les forces de mort peuvent triompher en tout temps; avec Bernanos, il pense que la société peut se mettre en état de péché. Pour l’homme de gauche, la fin de l’individu est le mieux-être de tous et le triomphe d’une justice terrestre. Son idée est de ne pas faire honte à son prochain. Les deux positions sont admissibles et la difficulté réside dans leur conciliation.

La passion de la droite, c’est la peur, qui peut tourner à l’angoisse et lui fait commettre parfois des bêtises; celle de la gauche, c’est la générosité, mère de beaucoup de ses naïvetés. La vertu propre à la droite est le courage, celle de la gauche la justice militante, glaive en main («périsse ma patrie plutôt que la justice!»). Le vice de la droite, c’est la lâcheté; celui de la gauche, c’est de ne s’indigner que pour certaines injustices, et s’arranger avec sa conscience pour celles qu’on choisit d’ignorer (par exemple le Goulag).

Au terme de cette typologie sans concessions, Boutang montra que la chance d’une résistance au progressisme résidait dans le nationalisme. Mais attention, pas n’importe lequel! «Le nationalisme est répugnant lorsqu’il se veut jacobin, conquérant, et qu’il prétend à l’universalité.» Pour lui, le nationalisme n’est pas empire ni puissance, mais naissance: reconnaître simplement qu’on est homme d’ici et non d’ailleurs, qui reçoit de sa patrie plus qu’il ne saurait lui donner. Ce nationalisme-là est donc humilité. Le sens de l’histoire, c’est la Croix, et l’Évangile est adressé à chacun dans son langage particulier. Le Christ, dit Dostoïevski dans Les Possédés, retrouvera l’homme dans son peuple. «Cette fidélité, dans la pleine conscience que sa nation ne saurait reculer toutes les grandeurs, est le seul antidote contre les rêves catastrophiques d’un empire universel.»

Quelques années plus tard, Bertil Galland fera l’éloge d’une «droite généreuse qui cherche, qui bouscule, qui rigole», trop peu connue chez nous; c’est celle de Gabriel Marcel, de Gustave Thibon, de Léon Daudet, mais aussi celle de Pierre Boutang «clamant la vérité comme la Pythie dans les flammes du côté de la rue Cadet» (24 heures, 4 juin 1974).

Dans le Dossier H de L’Age d’homme (2002) consacré à Boutang quatre ans après sa mort, Vladimir Volkoff retient de lui cette formule qu’il a souvent utilisée à sa suite: «la patrie historique et charnelle». Chantal Delsol, elle, considère Boutang comme «un philosophe de la finitude, qui attache du prix à l’homme présent, avec son poids de pierre et sa médiocrité, alors que la pensée française aime surtout l’humanité future»; un philosophe professant «que l’intellectuel ne doit se vouer à rien d’autre qu’à chercher la vérité, fût-elle inconfortable, qu’il doit lui rendre témoignage, et, s’il le faut, la jeter à la figure de la société». La philosophe libérale-conservatrice lui pardonne ses «récriminations entêtées contre la démocratie» et son «irréductible platonisme», persuadée qu’il a planté les jalons d’une anthropologie politique. Elle voit surtout en lui un authentique dissident: ne défend-il pas la réalité en perdition? Ne prend-il pas «la défense de la figure et de la détermination humaines, brisées par l’idéologie»? Ne se bat-il pas «pour la survie d’une réalité raturée, parce qu’il sait que, sans elle, l’humanité, loin de se régénérer, mourra tout simplement»?

Un très éclairant Boutang publié chez Pardès (F–77880 Grez-sur-Loing) par un de ses anciens élèves, Axel Tisserand, vient aujourd’hui compléter le monumental dossier de L’Age d’homme. C’est une immersion en forme d’hommage dans l’œuvre d’un écrivain, philosophe et métaphysicien réputée difficile, mais qui mérite amplement le détour.

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