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L’Homo communicans ou la disparition du corps

Lars Klawonn
La Nation n° 1968 31 mai 2013

L’Américaine Sherry Turkle est sociologue et psychologue. Elle dirige le département consacré à l’étude de la technologie au Massachusetts Institute of Technology. Enthousiaste des nouvelles technologies à ses débuts, elle est aujourd’hui l’une de leurs meilleures critiques. Depuis le milieu des années nonante, elle mène des enquêtes dans le but de mieux connaître le comportement des gens en relation avec l’utilisation de l’Internet, des courriels, des textos, des smartphones, des iPhones, des réseaux sociaux et des robots. Dans son nouveau livre intitulé Seuls ensemble (Alone together)1, elle présente des exemples provenant de nombreux entretiens qu’elle a faits avec ses patients de tous âges, enfants, adolescents ou encore adultes.

Telle mère qui allaite son bébé en même temps qu’elle envoie des textos sur son portable; tel jeune qui après avoir perdu son iPhone confie que c’est comme si quelqu’un était mort, comme s’il n’avait plus sa tête; telle vieille dame qui durant un enterrement ne peut pas s’empêcher d’envoyer des textos, ne supportant pas de ne pas pouvoir utiliser son portable; tel autre jeune homme qui se sent rejeté lorsqu’il remarque que l’ami avec lequel il téléphone est en même temps connecté sur Facebook et en train d’écrire des textos alors qu’il a besoin de son attention entière, etc.

Ces comportements sont certes extrêmes voire pathologiques, et relèvent souvent d’un trouble narcissique de la personnalité, mais Turkle nous dit que ce ne sont pas des cas isolés. Selon elle, ils sont au contraire symptomatiques d’un changement fondamental de la société. De son propos, contentons-nous de retenir ici deux points. Premièrement, en établissant un rapport d’affectivité et d’intimité entre l’homme et la machine, les nouvelles techniques vont au-delà de leur simple utilité. De manière insidieuse, toujours selon Turkle, on nous prépare à nous confier à des robots, autrement dit à des machines dénuées de sentiment. La simulation deviendra plus réelle que la réalité car elle sera parfaite, sans obstacles, sans résistance; elle ne s’opposera jamais à nos désirs. Il s’agit de réduire le contact humain, les rencontres sociales qui par définition sont difficilement maîtrisables car imprévisibles, lors desquelles on doit se livrer davantage ou encore réagir dans l’immédiat.

Deuxièmement, des réseaux sociaux comme Facebook ou Myspace favorisent le culte du partage qui, en fait, est ici une forme d’exhibition. Ce besoin irrépressible que Turkle observe chez beaucoup de jeunes de partager directement le moindre sentiment, la moindre pensée qui leur passe par la tête avec les internautes, cette masse anonyme, est révélateur d’un comportement compulsif. Et la sociologue d’en conclure que l’usage incessant de ces gadgets de communication virtuelle, au lieu de nous ouvrir au monde, selon l’expression stéréotypée des gauchistes, nous isole. Il nous fait perdre la capacité d’être seuls avec nous-mêmes et d’être aussi réellement avec les autres.

Ce constat fait écho à celui de Robert Redeker qui écrit dans Egobody2: «L’intériorité, loin d’être un principe de transparence, est quelque chose d’insupportable à la société de la communication, un vecteur d’opacité.» En effet, elle permet à l’homme d’être seul avec lui-même, de se déconnecter du monde pour réfléchir, se ressourcer, se réorienter. Elle est aussi indispensable à notre conscience qu’à notre inspiration.

Pour Redeker, l’effacement du contact humain réel – Turkle parle des couples qui passent beaucoup de temps ensemble, mais sur Facebook – va de pair avec l’effacement du corps. L’homme de demain sera virtuel. Il sera aussi artificiel. Grâce aux biotechnologies, l’unité corporelle naturelle sera largement remplacée par ce que le philosophe français appelle «l’homme bricolé», à savoir un homme portant des prothèses et des cellules qui se régénéreront à l’infini, repoussant ainsi la vieillesse et la mort. Pour lui, ce n’est pas une fiction. Au contraire, cette évolution sera la conséquence directe de la rupture complète avec l’homme ancien, qui était conscient de la disparition du corps et de la survie de l’âme, dont il voit déjà les symptômes aujourd’hui: «Nuit et jour, le mental de l’homme contemporain est occupé par les prothèses vidéo-musicales: CD, DVD, écrans plats, écrans plasma, lecteurs MP3 et MP4, Palm et BlackBerry, téléphones portables, smartphones, baladeurs musicaux vissés aux oreilles, ne cessent de déverser en lui, en flux continu, les productions des industries du divertissement.»

Redeker montre avec brio en quoi l’informatique n’est pas un simple outil comme certains cherchent à nous faire croire afin de minimiser les vrais enjeux, mais une technique qui véhicule une idéologie nouvelle. Elle s’appelle la communication, à savoir «une société dans laquelle l’information circule sans aucun obstacle ni perte». Accessibilité immédiate et permanente dans un espace sans limite entre des émetteurs/récepteurs, de purs esprits, considérés comme égaux.

En détachant la pensée de son support biologique, le cerveau de l’homme, la cybernétique a posé les fondements de l’intelligence artificielle. Avec l’âge numérique, on passe à l’étape suivante: l’homme se transforme en un être immatériel, le numérique étant précisément la technique qui permet l’indépendance de son support mécanique. A l’avenir, l’acte de penser sera transféré sur d’autres supports que le cerveau humain. L’intelligence artificielle, cette pensée sans corps et sans âme, sera fondée dans le principe égalitaire non seulement du déni de différences de culture, de langue et de race – ce mot sera d’ailleurs banni du vocabulaire et le prononcer passible de sanction pénale – mais aussi dans le déni biologique. A l’aide de mutations génétiques, les cerveaux seront tous égaux, mi-organiques mi-artificiels. Il n’y aura plus de faibles ni de tarés. Toute forme de frustration sociale et même biologique sera éliminée tout comme la douleur physique et psychique.

Dans cette nouvelle société antihumaine, l’homme sans corps ne connaîtra plus la souffrance physique ni spirituelle.

Mais connaître la souffrance, c’est devenir homme.

Notes:

1 Alone Together (Seuls ensemble), Sherry Turkle, Basic Books, 2011, disponible uniquement en anglais.

2 Egobody – La fabrique de l’homme nouveau, Robert Redeker, Fayard 2010.

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