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Relire un Camus

Félicien MonnierLa page littéraire
La Nation n° 1882 12 février 2010
Le 4 janvier 1960, sur la Nationale 5, entre Champigny-sur-Yonne et Villeneuve- la-Guyard, la Facel-Vega de Michel Gallimard fait une embardée et finit autour d’un platane. Assis aux côtés du neveu de son éditeur, Albert Camus meurt sur le coup.

Celui qu’Henri Cartier-Bresson avait immortalisé en un Humphrey Bogart de Saint-Germain-des-Prés, pardessus relevé, clope au bec et demi-sourire moqueur aux lèvres, mourait comme James Dean; de quoi étoffer la légende.

Pour le cinquantenaire de la mort de l’auteur de L’Etranger, l’heure est à la relecture. Loin des grands classiques de la littérature camusienne (La Peste, La Chute, Le Mythe de Sisyphe, L’Homme révolté), nous nous permettrons d’aborder un écrit «mineur» de l’intellectuel français. Entre 1943 et 1944, Camus a rédigé quatre lettres ouvertes, dont deux n’ont pas été publiées à l’époque. Ce sont les quatre Lettres à un ami allemand1.

Camus entreprend d’y expliquer à un Allemand anonyme, qui aurait été son ami, pourquoi le Reich ne pourrait jamais triompher définitivement de la France et de l’Europe. Il va jusqu’à prophétiser la défaite prochaine de l’Allemagne. Il nous livre du même coup de passionnantes réflexions sur la fin et les moyens, la révolte ou encore la haine et l’adversité.

Au début du conflit, déclarant à son ami allemand qu’il ne fallait pas «tout asservir au but que l’on poursuit», qu’il était des moyens qui ne s’excusent pas, parce qu’il voulait pour son pays une grandeur qui ne fût pas celle du sang et du mensonge, Camus recevait pour simple réponse: «Allons, vous n’aimez pas votre pays!» Cela parce qu’il refusait de se laisser aller aux penchants barbares des nazis, à faire triompher la force sur l’esprit comme il l’écrira plus tard. Dans sa première lettre, Camus s’attelle à démonter cette accusation qui lui serrait la gorge.

Pour cela, il faut comprendre que deux formes de courage s’opposent fondamentalement: «Mais c’est vous dire quel est le courage que nous applaudissons et qui n’est pas le vôtre. Car c’est peu de chose que de savoir courir au feu quand on s’y prépare depuis toujours et quand la course est plus naturelle que la pensée. C’est beaucoup au contraire que d’avancer vers la torture et vers la mort, quand on sait de science certaine que la haine et la violence sont choses vaines par elles-mêmes.» Avant de triompher de l’envahisseur, il aura d’abord fallu que les Français gagnent une victoire sur eux-mêmes, sur cette tentation de ressembler à l’ennemi, de se laisser aller à l’instinct, au mépris de l’intelligence, au culte de l’efficacité. Cela permet d’entrer dans la bataille les mains propres. Bien sûr, cette victoire sur lui-même n’aura pas été sans efforts et sans souffrances pour le peuple français. Il lui aura fallu revenir de loin, «le payer très cher, en humiliations et en silences, en amertumes, en prisons, en matins d’exécution, en abandons, en séparations, en faims quotidiennes, en enfants décharnés». Mais il le fallait, et Camus de parler de «pénitences forcées». Il avoue que cette première victoire leur aura permis d’acquérir des nuances, «des nuances qui ont l’importance de l’homme même» mais que l’idéologie, absolutiste par essence, fuit comme la peste. Camus termine alors sa première lettre, affirmant que «l’on n’est pas justifié par n’importe quel amour». Non! La fin ne justifie pas les moyens.

Dans sa deuxième lettre pointe l’un des aspects de sa pensée qui sera à l’origine, tout d’abord, de sa critique du régime soviétique puis de sa séparation d’avec Sartre. Il ne croit pas au sens de l’Histoire, quel qu’il soit. Jusqu’à sa mort, Camus aura toujours refusé de légitimer une action politique au nom de quelque idéologie: Grand Soir ou Victoire finale. Il s’affichait également en athée convaincu2. Dans cette deuxième lettre à un ami allemand, c’est notamment son refus de voir la patrie érigée en idée absolue qu’il affirme. Parce qu’il sait qu’une fois ce pas intellectuel franchi, il permet politiquement le dépassement de toutes ces exigences d’humanité qui lui sont si chères: l’amitié, la justice, l’honnêteté, la vérité aussi, qui sont autant de limites et de nuances aux idéologies. Même la foi, qu’il ne vit pas mais qu’il s’interdit de combattre lorsqu’il fait référence à ce prêtre français qui lui affirmait n’avoir jamais pu «mettre son Dieu au service du meurtre». En fait, l’accusation centrale adressée aux nazis dans cette deuxième lettre est celle d’avoir soumis l’intelligence à la colère. D’avoir les dieux à leurs côtés mais «de force»; autant dire n’avoir avec eux que l’idée des dieux et non pas les dieux eux-mêmes. Ainsi, pour avoir attendu dans la souffrance «d’y voir clair», la colère des Français n’est pas aveugle mais réfléchie. Eclairée, elle était déjà victorieuse, même dans la défaite, car garante d’un ordre humain fini et non pas d’un désordre barbare, irréfléchi et brutal qui permet tout sans ne souffrir aucune limite.

Camus commence sa troisième lettre en relevant à titre préliminaire ce danger qui menace tout débat d’idée. S’affronter avec des mots est une chose, encore faut-il que ces mots aient le même sens pour chacun des adversaires. C’est ici la nouvelle accusation qu’il adresse aux Allemands de 1944: avoir perverti le sens des mots. Ainsi en est-il, selon lui, du mot «Europe». Certains on pu voir dans cette troisième lettre les prémices d’un rêve camusien de construction européenne. Nous n’oserions aller si loin. Les autres lettres sont trop riches de références à la France pour imaginer que Camus ait souhaité faire de l’Europe, en ce mois d’avril 1944, une nouvelle nation. N’aurait-ce pas été défendre ici l’idée de nation?

Pour Camus, l’Europe est une civilisation, riche de deux mille ans d’histoire. De manière encore plus abstraite, elle est pour lui une «aventure commune» de l’esprit. Ainsi décrit-il sa tradition européenne: «Ma tradition a deux élites, celle de l’intelligence et celle du courage, elle a ses princes de l’esprit et son peuple innombrable. Jugez si cette Europe, dont les frontières sont le génie de quelques-uns, et le coeur profond de tous ces peuples, diffère de cette tache colorée que vous avez annexée sur des cartes provisoires.» Evoquant la tradition chrétienne, il admet qu’elle est constitutive de son Europe à lui, essentiellement culturelle et non politique, tout en avertissant implicitement que l’Europe chrétienne n’est pas exempte non plus du danger d’idéologie.

Son ami tentait jadis de le convaincre que c’était une question de choix, qu’il fallait faire le pari de la puissance contre l’intelligence. «Que Don Quichotte n’a pas de force si Faust peut le vaincre.» Pour Camus, tout concevoir en termes de rapports de force est un penchant intellectuel faux. C’est ce qu’il reproche aux Allemands lorsque, pensant à l’Europe, ils ne peuvent s’empêcher d’y voir «une cohorte de nations dociles, menée par une Allemagne de seigneurs vers un avenir fabuleux et ensanglanté». Bien sûr, en fin de compte, les peuples opprimés d’Europe ont trouvé la force de vaincre l’envahisseur, souvent par la force, avec les armes de l’ennemi parfois. Mais ils savaient qu’ils n’agissaient que contraints, après l’avoir payé cher. Et que Faust et Don Quichotte ne sont pas faits pour s’affronter, mais bien pour être des phares de cette aventure européenne de la connaissance et de la sagesse. Une aventure que Camus refusait de voir arrêtée par les Allemands.

La quatrième et dernière lettre de cette série est la plus déroutante. S’y cristallisent en effet des réflexions qui deviendront des points centraux de la pensée d’Albert Camus. Autant de réflexions que les années d’après-guerre, le conflit algérien et la rupture avec Sartre en particulier verront s’étoffer. Mais à ce stade, elles apparaissent encore comme incomplètes, presque embryonnaires, certaines partant de cette hésitante pétition de principe: «Je ne voyais guère d’argument à vous opposer, sinon un goût violent pour la justice qui, pour finir, me paraissait aussi peu raisonné que la plus soudaine des passions.» Aussi cette dernière lettre préfigure-elle les suites que Camus donnera à la constatation désespérante de la condition absurde de l’homme. Pour lui, les Allemands se sont contentés de répondre à l’absurde en «faisant de leur désespoir une ivresse», cherchant à détruire en l’homme ce qui ferait sa misère essentielle. Comme s’ils avaient mal compris le Mythe de Sisyphe (1942), les Allemands commettent un suicide idéologique. Ce que le peuple français a réalisé en son for intérieur durant l’occupation, c’est déjà de «l’après-Mythe-de-Sisyphe». Dans sa position, Camus préfigure L’Homme révolté (1952), ou la révolte nécessaire contre sa condition, mais non la révolution idéologique. Le tout Saint-Germain-des-Prés communiste ne lui pardonnera jamais cette distinction fondamentale qui confondait Auschwitz et le goulag.

La grande différence réside dans ce que l’Allemand n’a pas su – selon Camus parce qu’il n’a pas eu à souffrir comme le Français – tirer de son désespoir face à sa condition «l’infatigable courage des renaissances». En se jetant à corps perdu dans l’idéologie nazie, il a choisi l’héroïsme facile et sans direction. L’ayant choisi les premiers, les nazis l’imposaient à tout le monde. C’était donc au monde de trouver sa direction pour vaincre l’ennemi: «L’esprit ne peut rien contre l’épée, mais l’esprit uni à l’épée est le vainqueur éternel de l’épée tirée pour elle-même.».

Indubitablement, les Lettres à un ami allemand sont un des monuments de la pensée résistante de la seconde guerre mondiale. Peut-être parce qu’elles ne contribuent pas à éclairer uniquement la période qui les a vu naître. Cherchant non seulement les causes profondes de la défaite certaine de l’Allemagne, Camus prépare également l’après-guerre. Dans le petit monde des penseurs de la résistance, il sera l’un des seuls, avec René Char, une fois le conflit terminé, à se battre pour que l’esprit de la résistance ne soit pas perpétué. Pour que la haine qui pouvait rester dans les coeurs ne devienne pas un ferment politique; ne l’a-t-elle pas été dès 1918 en Allemagne? Et que l’on ne prolonge pas l’anti-fascisme au-delà de la menace fasciste. Car là encore, cela aurait été faire preuve d’idéologie.

 

NOTES:

1) Albert Camus, Lettres à un ami allemand, Gallimard, 1948 (Folio No 2226).

2) Il ne serait pas inutile de mener une réflexion sur les aspects panthéistes de l’oeuvre d’Albert Camus. Certains écrits de jeunesse exaltent de manière quasiment mystique la nature des côtes algériennes, sans compter que le soleil et sa lumière, entre autres, gardent une place fondamentale dans La Peste, L’Etranger ou Le Premier Homme.

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