Jouer son rôle
Aujourd’hui, on est passé à l’autre extrême. En fin d’année, les conférences des maîtres, en particulier dans les gymnases, se penchent interminablement sur le cas d’élèves en situation d’échec, non seulement pour quelques centièmes, mais pour deux voire trois points, parfois dans les branches fondamentales.
La raison principale est qu’ils craignent de commettre une injustice et veulent recourir à une évaluation plus fine, objective et personnalisée que celle des chiffres, qu’ils estiment sommaire et quelquefois arbitraire. Autres motifs: une crainte excessive face aux effets d’un redoublement, la croyance que l’échec est dû moins à l’élève qu’à la pédagogie utilisée et qu’il n’est pas juste de l’en rendre responsable, l’ennui de devoir défendre une décision désagréable face à des parents plus désagréables encore.
On examine longuement la situation familiale de l’élève en sursis, l’influence de son entourage, les événements dramatiques qui l’ont affecté au cours de l’année. On essaye d’imaginer les conséquences psychologiques et professionnelles d’un redoublement. On s’efforce de toucher au fond des choses et de la personne.
Ce souci de justice est honorable, mais il y a trop de facteurs cachés dans les plis et replis de l’histoire personnelle de l’élève. Et que savons-nous de sa capacité de rebondir après l’échec, de sa résistance à la déception, de sa faculté de tirer un bien d’un mal? A l’inverse, quel peut être l’effet psychologique d’une promotion injustifiée? Qui saurait en juger, à part Dieu le Père?
On reste dans le flou. Dès lors, et partant du principe discutable qu’en cas de doute, il vaut mieux promouvoir que recaler, on va chercher non plus l’impossible évaluation exacte, mais un motif ou un prétexte de promotion. Et à force de chercher, on finit par trouver. Des enseignants nous ont rapporté qu’un élève a été promu parce qu’il avait trouvé un apprentissage pour l’année d’après et que, n’est-ce pas, on ne pouvait pas le priver de cette «opportunité», un autre parce qu’il avait révélé des dons pianistiques particuliers, un troisième parce qu’il avait été profondément marqué par la perte d’un ami.
L’élève en échec est ainsi promu pour des motifs périphériques, voire dépourvus de toute pertinence. A court terme, on est soulagé d’avoir évité une injustice éventuelle… et des confrontations certaines. Mais en profondeur, on est insatisfait, parce que c’est une décision hypocrite qui évacue sans le dire les critères proprement scolaires.
On peut adopter deux attitudes. La première est de poursuivre dans la voie du déni de l’échec: réduire l’ampleur des programmes, abaisser les exigences, monter sournoisement les notes durant l’année. Cette tendance culmine avec la proposition de Mme Lyon de rendre la promotion automatique par suppression du redoublement.
On peut aussi revenir à la réalité. Que le maître se contente de jouer son rôle. Qu’il enseigne, qu’il évalue, qu’il revendique sa compétence en matière de méthode, mais qu’il ne prétende pas aller au-delà et intervenir directement dans le destin de son élève: il n’est pas la Providence, et la conférence des maîtres non plus. Un échec scolaire peut certes constituer une véritable catastrophe pour celui-ci et ses proches. Mais cela n’a aucun sens d’y obvier par une promotion mensongère.
NOTES:
1 Ce camarade, troisième d’une fratrie de cancres qui défraya la chronique de l’établissement, fit par la suite un apprentissage de mécanicien sur auto. L’histoire ne dit pas qu’il fut malheureux d’arrêter là son inutile périple scolaire.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Camus fédéraliste – Jean-Blaise Rochat
- Parler à tort et à travers – Revue de presse, Ernest Jomini
- Fardeau fiscal – Revue de presse, Philippe Ramelet
- Idéologie et souveraineté cantonale – Revue de presse, Ernest Jomini
- Sans papiers sans travail – Olivier Klunge
- Stop aux spots! – Daniel Laufer
- Notre patois – Jean-François Cavin
- Sous contrôle – Olivier Delacrétaz
- Beaucoup de trous, peu de murs – Le Coin du Ronchon