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Camus fédéraliste

Jean-Blaise Rochat
La Nation n° 1883 26 février 2010
Au mois de janvier 1956, quelques mois après les «événements» qui marquent le début de la guerre d’Algérie, Camus tente vainement un appel pour une trêve civile pendant une réunion tenue dans une salle algéroise. Lors de cette conférence, l’écrivain dit avec ferveur ce qui l’attache à son pays: «J’ai aimé avec passion cette terre où je suis né, j’y ai puisé tout ce que je suis, et je n’ai jamais séparé dans mon amitié aucun des hommes qui y vivent. […] Je ne puis me résigner à la voir devenir pour longtemps la terre du malheur et de la haine.» Un accord quasi charnel liait Camus à sa patrie. Qui ne se rappelle le lyrisme éblouissant du début de Noces à Tipasa? «Au printemps, Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l’odeur des absinthes, la mer cuirassée d’argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la lumière à gros bouillons dans les amas de pierres. A certaines heures, la campagne est noire de soleil.»

Foncièrement républicain, homme de gauche, antifasciste, brièvement tenté par le communisme (de 1935 jusqu’à son exclusion du parti en 1937 pour «trotskysme»), Camus a toujours pensé que le système colonial, resté presque invariable pendant un siècle, devait être repensé. Dès 1936, il donne son appui au projet Blum-Viollette, qui proposait de conférer des droits politiques aux élites musulmanes algériennes. Ce projet fut si vivement rejeté par la communauté européenne d’Algérie qu’il ne fut même pas présenté aux Chambres. Le 8 mai 1945, à Sétif, le défilé de la victoire dégénère en émeute anticoloniale, réprimée durement par l’armée: un millier de morts. Camus réagit immédiatement par un long article dans Combat: «[…] Nous avons à inventer de nouvelles formules et à rajeunir nos méthodes si nous voulons que l’avenir ait encore un sens pour nous.»

Dès le début de la guerre, Camus essaie de trouver un compromis pour assurer la paix entre les communautés vivant sur le sol algérien. C’est la rupture d’avec Sartre et les intellectuels de Saint-Germain-des-Prés qui stigmatisent l’action de la France en Algérie et préfèrent se faire les porte-parole des terroristes du FLN. Or Camus, qui sait très bien que la victoire du FNL serait suivie de l’éviction des Français, se refuse à envisager l’avenir de son pays sans présence européenne. La revendication nationaliste arabe lui apparaît comme un impérialisme panarabe dirigé par Nasser, c’est-à-dire imposé de l’extérieur, car il n’existe pas, selon Camus, de nation algérienne: «Les Juifs, les Turcs, les Grecs, les Italiens, les Berbères, auraient autant de droit à réclamer la direction de cette nation virtuelle. Actuellement les Arabes ne forment pas à eux seuls toute l’Algérie. L’importance et l’ancienneté du peuplement français, en particulier, suffisent à créer un problème qui ne peut se comparer à rien dans l’histoire. Les Français d’Algérie sont, eux aussi, et au sens fort du terme, des indigènes.»

En 1958, Camus donne son ultime prise de position publique, avant de s’enfermer dans un silence qu’il maintiendra jusqu’à sa mort prématurée; au moins lui aura-t-elle évité d’assister aux tragédies de 1962, avec l’exode des Pieds Noirs dans les pires conditions, le martyre des Harkis, les massacres d’Européens à Oran en juillet, ainsi qu’il l’avait redouté prophétiquement. Il est hors de question pour lui de «remettre [1'200'000 autochtones français] à la discrétion de chefs militaires fanatiques.» Les Chroniques algériennes qui paraissent en mai 1958 sont composées d’une sélection d’articles parus depuis 1939. Le dernier texte, qui clôt le recueil, est un bref mémoire où l’auteur exprime sa vision d’une «Algérie nouvelle» largement inspirée des propositions de Marc Lauriol, professeur de Droit à l’Université d’Alger. Il deviendra député en novembre de la même année.

Comment faire vivre en paix des nationalités différentes sur un même territoire? L’exemple qui saute aux yeux est la Confédération helvétique. Mais cet exemple est vite limité par une différence de taille: l’Algérie ne peut être divisée en cantons, puisque les populations différentes vivent imbriquées sur le même territoire. Le plan d’intégration fédéraliste de Lauriol prévoyait la création de deux sections au Parlement: une section métropolitaine et une musulmane: «[…] Les lois intéressant les seuls musulmans seraient l’oeuvre des seuls élus musulmans; les lois s’appliquant à tous seraient l’oeuvre de tous; les lois s’appliquant aux seuls Français seraient l’oeuvre des seuls élus français.» Cette structure fédérale est assez proche du Commonwealth. En consacrant des catégories distinctes de citoyens au sein de la République, elle est en contradiction avec les principes égalitaristes et centralisateurs hérités de la Révolution française. Camus y voit plutôt un progrès: «Il s’agit d’une sorte de révolution contre le régime de centralisation et d’individualisme abstrait, issu de 1789, et qui, à tant d’égards, mérite à son tour le titre d’Ancien Régime.»

Camus ne fut pas dupe des chances de succès d’un tel projet. Il écrivit à Jean Grenier, son ancien maître de philosophie: «Je crois comme vous qu’il est trop tard pour l’Algérie. Je ne l’écris pas dans mon livre […] parce qu’on n’écrit pas que tout est fichu.» En investissant son Prix Nobel dans l’acquisition d’une ancienne magnanerie à Lourmarin, au pied du Lubéron, Camus montre qu’il s’est résigné à l’exil, en adoptant une nouvelle patrie dont la nature pouvait évoquer sa terre natale.

Le 4 janvier 1960, parmi les débris de la Facel-Véga de Michel Gallimard encastrée dans un platane, on trouve, non loin du cadavre d’Albert Camus, un porte-documents contenant le manuscrit inachevé de son dernier roman largement autobiographique: Le premier homme. Le lyrisme de Noces est toujours présent, dès la première page. Mais l’Algérie est vue de loin, de haut, du ciel: «[…] De gros et épais nuages filaient vers l’est dans le crépuscule. Trois jours auparavant, ils s’étaient gonflés au-dessus de l’Atlantique, avaient attendu le vent d’ouest, puis s’étaient ébranlés, lentement d’abord et de plus en plus vite, avaient survolé les eaux phosphorescentes de l’automne, droit vers le continent, s’étaient effilochés aux crêtes marocaines, reformés en troupeaux sur les hauts plateaux d’Algérie, et maintenant, aux approches de la frontière tunisienne, essayaient de gagner la mer Tyrrhénienne pour s’y perdre.»

 

Référence: Albert Camus, Chroniques algériennes, 1939-1958, Gallimard, collection Folio essais, 2002, 212 pp.
Sauf indication contraire, les citations sont tirées de ce recueil.

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