Les espaces fonctionnels
Les cantons, conscients de cette évolution, recourent depuis longtemps à la collaboration intercantonale. Ils ont conclu de nombreux accords sur mesure.
Selon M. Rumley, ce système de concordats est trop compliqué et trop opaque; il engendre des décisions échappant aux législatifs cantonaux et par conséquent au référendum populaire; il est coûteux en temps et en argent; enfin, il freine la croissance.
Pour lui, les nécessités concrètes nous imposeront tôt ou tard la mise à jour des structures helvétiques. Pour contribuer à la réflexion, il nous propose divers scénarios. Nous avons choisi de parler du scénario qui est à la fois le plus conforme à ses perspectives et le plus inacceptable à nos yeux.
Aux territoires des Etats cantonaux actuels, M. Rumley propose de substituer des «espaces fonctionnels», par quoi il entend des territoires multiples, chacun correspondant aux exigences techniques et financières de tel ou tel domaine: un territoire pour la planification hospitalière, un autre pour la promotion économique, un troisième pour la formation, et ainsi de suite.
M. Rumley ne s’embarrasse pas de circonlocutions. Sous le titre «Centralisation», il propose de transférer la totalité des compétences cantonales à la Confédération. Celle-ci planifierait l’ensemble de la politique fédérale. Ensuite, elle décentraliserait par délégation de compétences exécutives ciblées à chaque organe responsable d’un espace fonctionnel.
M. Rumley reprend ici l’idée des régions modulables chère à Denis de Rougemont, qu’il cite en conclusion de son essai. On se souvient que l’écrivain neuchâtelois rejetait le principe même de l’Etat-nation, le jugeant impérialiste à l’extérieur et caporaliste à l’intérieur. Il lui opposait l’empire universel, ou à tout le moins européen, gérant d’une façon décentralisée des régions à géométrie variable.
L’auteur, c’est là sa faiblesse, n’envisage dans son analyse que des espaces fonctionnels liés à des domaines particuliers: la santé, l’économie, l’aménagement du territoire, l’université, la police, etc. Il ne voit apparemment pas que l’Etat-nation constitue lui aussi un espace fonctionnel. L’Etat-nation est l’espace fonctionnel de la communauté politique comme telle, l’espace fonctionnel du pouvoir pondéré par les usages, l’espace de la durée, où se conjuguent la géographie et l’histoire.
L’Etat-nation, c’est aussi l’espace fonctionnel de la personne en tant qu’elle est une unité, un centre existant par lui-même, quelque chose de plus que l’intersection d’une série de fonctions particulières. L’Etat-nation, c’est l’espace fonctionnel de l’homme pris dans sa totalité concrète, à la fois individuel, familial, social et religieux.
Le constat liminaire de M. Rumley est partiellement fondé. Même s’il gonfle pour les besoins de la démonstration les problèmes posés par notre structure fédéraliste et les accords intercantonaux, la situation était effectivement plus simple et satisfaisante quand les Etats cantonaux et les espaces fonctionnels se recouvraient à peu près. La situation actuelle, un peu chaotique et pas toujours très saisissable, résulte du heurt entre la rapidité du progrès technique et les résistances vitales de la population.
Mais ce n’est pas parce que certains faits nous compliquent la tâche qu’il faut les nier. Le fait technique n’est pas contestable. Mais le fait communautaire existe lui aussi, moins précis, sans doute, mais profondément ancré dans les personnes et les moeurs.
Malgré sa lourdeur et ses obscurités, le système actuel, qui donne la primauté aux institutions plutôt qu’aux problèmes, permet de jouir des avantages de la technique tout en respectant notre réalité communautaire.
NOTES:
1 Pierre-Alain Rumley, La Suisse de demain – De nouveaux territoires romands, un nouveau canton du Jura: Utopie ou réalité?, Presses du Belvédère, Lausanne 2010.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Origine du syndrome vaudois – Pierre-François Vulliemin
- Le trésor oublié du Château Saint-Maire – La page littéraire, Claire-Marie Lomenech
- L’Académie de Lausanne entre Humanisme et Réforme (ca. 1537-1560) – La page littéraire, Cosette Benoit
- «De la mort prochaine» un recueil poétique sur un sujet grave par François Debluë – La page littéraire, Vincent Hort
- OEuvres réalistes à Sauvabelin – La page littéraire, Adrien Delafontaine
- Neutralité et indépendance, pouvoir politique et commandement militaire – Félicien Monnier
- L’examen de la validité des initiatives populaires cantonales – Jean-François Cavin
- In-é-luc-table! – Revue de presse, Ernest Jomini
- Juvenilia C – Jean-Blaise Rochat
- Propos utiles et inutiles – Le Coin du Ronchon