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Origine du syndrome vaudois

Pierre-François Vulliemin
La Nation n° 1895 13 août 2010
Il me faut aujourd’hui rédiger un article susceptible de garnir les colonnes de ma chère Nation, dont les rédacteurs les plus routiniers semblent accablés par les chaleurs estivales. Mais le temps me manque.

J’ai un instant songé à un article consacré à l’arbitrage vidéo en football, et à la responsabilité du roi en régime monarchique. Ensuite, j’ai décidé de comparer des fragments du «Syndrome vaudois», de Michel Thévoz1, avec certains textes de Marcel Regamey. Pour le confort du lecteur, et pour le mien, je me contenterai finalement de comparer deux textes. Et je laisserai sagement le football de côté.

Avertissement

Dès l’avant-propos, fort opportunément intitulé «Avertissement», Michel Thévoz annonce la couleur:

«Exercer un réel talent sous un masque de conservatisme mutique et borné, c’est un trait typiquement vaudois – et c’est, au demeurant, le ressort de l’humour vaudois. […] On pourrait émettre l’hypothèse […] que les Vaudois, n’ayant pas le don de la parole [… ], font parfois de nécessité vertu, et qu’ils jouent les Untermensch pour se tirer d’un mauvais pas. On pense aux observations de Bruno Bettelheim sur la psychologie des Juifs déportés sous le Troisième Reich, qui, pour sauver leur peau, jouaient effectivement les soushommes. Mais le Pays de Vaud n’est pas un camp de concentration, qu’y a-til à craindre pour devoir emprunter de tels détours? Pourquoi cette affectation de niaiserie? Nous allons proposer quelques réponses à cette question.

[…] Ces notes d’un Vaudois […] doivent être assimilées à ce que l’on appelle une talking cure, une thérapie par la parole fatalement décousue, procédant par associations libres et par interférence du passé et du présent. Elles ne sollicitent par conséquent du lecteur qu’une attention flottante qui devrait l’engager à butiner ou à lire dans le désordre […].»2

Citer un tel «Avertissement» peut toujours servir, lorsqu’on se met en tête de publier dans un périodique sérieux une manière de bricolage sans prétention.

Freud et Davel

Je cite Michel Thévoz:

«Selon eux [les historiens vaudois], la vie de Davel aurait été inspirée dès sa naissance par le dessein transcendant de cette mort solitaire, glorieuse et sacrificielle, prédite par une sorcière. Il leur semble que, pour honorer la mémoire de Davel, il faille l’innocenter de toute arrière-pensée subversive. […] On croit donc disculper Davel et le grandir en soutenant obsessionnellement qu’il aurait agi seul.

C’est nier l’évidence. On ne met pas sur pied de guerre une troupe de cinq cents hommes, on n’occupe pas une ville, on n’organise pas une session extraordinaire du Conseil de Lausanne, sans la complicité de quelques officiers et sans l’appui occulte de certains notables. […]

Tout indique que le Major Davel a été envoyé au front par de mystérieux instigateurs, qui faisaient probablement partie du Conseil. Au dernier moment, et pour une raison qu’on ignore, ces conjurés ont dû se raviser en se déchargeant sur leur agent de la responsabilité de l’opération. […]

Habilement, et avec la collaboration de ses agents dans le Conseil de Lausanne, Berne a réussi à faire tourner toute l’affaire au profit de l’ordre politique et de l’ordre moral. De Watteville est parvenu à persuader Davel d’assumer seul la responsabilité de la rébellion, en lui assurant une image de héros et, de surcroît, en lui garantissant une mort relativement douce, sans torture préalable à l’exécution. Et le pouvoir bernois s’est abstenu de toute mesure de rétorsion à l’égard des autres conjurés, à la condition que ceux-ci se chargent eux-mêmes de punir Davel et qu’ils supportent le poids moral de cet acte sacrificiel. Le procès et l’exécution-spectacle du Major Davel illustrent superbement la théorie psychanalytique du meurtre primordial qui, selon Freud, engendre culpabilité, renoncement et soumission. […]

Dans cette histoire, il y a des complices et des traîtres, des résistants et des collaborateurs, des velléités émancipatrices et des marchandages, du courage et de la lâcheté. Le procès de Davel, c’est une énigme dont on ne veut rien savoir, c’est un secret de famille à l’échelle cantonale, c’est le début du mutisme névrotique qui n’a pas fini de produire ses symptômes.»3

Une démonstration éblouissante

L’analyse proposée par Michel Thévoz apparaît éblouissante à force d’être brillante. Je ne saurais cependant la qualifier de géniale. Entendons-nous bien, ces lignes sont jouissives à lire et ont dû être jouissives à écrire. Mais je me permets de dire qu’elles sont finalement peut-être un petit peu trop convenues, pour un homme de son talent en tous cas.

En bref, je dirais que Michel Thévoz creuse ici très profond, opération difficile à réaliser avec l’élégance dont il ne se départit jamais, mais qu’il omet de lever les yeux au Ciel. Ce qui frappe le plus à la lecture de son analyse de l’«affaire Davel», c’est l’absence de toute dimension transcendante.

Dieu et Davel

Comparons le texte de Michel Thévoz avec ce que Marcel Regamey nous a laissé sur le même sujet. Je cite Marcel Regamey:

«Comparé à un héros antique, fondateur ou libérateur de la patrie, Davel est plus une victime qu’un héros. Sa tentative était vouée à l’échec dès le début. On demeure stupéfait que Davel ait méconnu à ce point l’état politique du pays. […]

[L’]absence de toute préparation politique se double chez Davel de l’absence de toute préparation militaire. Le coup d’état militaire aurait pu peut-être réussir, étant donné l’absence des baillis. La difficulté politique aurait été simplement différée, sans doute, mais il semble qu’on aurait pu attendre au moins d’un officier qu’il s’assurât des intelligences dans les milieux militaires. Rien de plus éloigné des préoccupations de Davel. Il se garde soigneusement de pressentir ses collègues ou ses subordonnés. […]

Comment reprocher aux contemporains d’avoir jugé l’entreprise de Davel «insensée» (adresse à LL. EE. de MM. de Morges), «extravagante» (adresse des quatre paroisses de Lavaux)? A vues humaines, elle paraît telle. […]

Alors pourquoi cette impéritie volontaire? La réponse est connue: un ordre exprès de Dieu, une inspiration directe attestée par toutes sortes de prophéties et de prodiges.

C’est ainsi l’ordre de Dieu qu’il invoque pour justifier les infractions commises par lui aux règles de la morale commune: l’infidélité à son serment d’officier et de fonctionnaire, les mensonges à l’égard des officiers et des soldats. […]

Il faut être franc. Jusqu’à son arrestation, Davel paraît accumuler les erreurs et les fautes. Absurdes, du point de vue politique et militaire, ses actes sont incompréhensibles du point de vue moral.

Et voici tout d’un coup un renversement complet. Une fois arrêté, enfermé, enchaîné au Château, Davel acquiert une sécurité, un calme, une autorité d’attitude et de parole que ni la question, ni le procès, ni la proximité de l’échafaud n’ébranleront. Il semble que pour lui tout s’explique. Sa mission lui était dictée mais il en ignorait le résultat. Maintenant, il s’en remet à la Providence. Il est convaincu que Dieu s’est servi de lui «pour faire un coup d’éclat qui frappât toute la ville de Berne et tout le pays»4, mais il ne met aucun orgueil dans cette conviction. […]

A la différence du prophète Samuel à qui l’Eternel désigna le jeune David comme le successeur du roi Saül, déchu de son droit divin, Davel ne trouva aucune autorité à opposer au pouvoir de LL. EE. Sans autorité légitime à faire reconnaître, il voit tout son plan s’écrouler, se dissoudre, tomber dans le néant. Ne pouvant glorifier Dieu dans la vie, Davel ne pouvait le faire que par sa mort. […] Il secoue la souveraineté de Berne par le seul moyen possible: la mort acceptée et voulue. Davel meurt par ses concitoyens, livré, jugé et condamné par eux. C’est le pays qui meurt en lui et se libère avec lui. […]

Non seulement nous apprenons, mais nous éprouvons en la personne de Davel les conséquences mortelles de notre infirmité nationale. La grandeur du sacrifice de Davel nous interdit de nous satisfaire de la situation présente, elle nous oblige à consacrer nos efforts à la seule chose essentielle, la restauration d’un principe vivant de légitimité et d’union, elle nous oblige à engager notre personne dans cette action. […]

[A] nous autres qui consacrons nos efforts à rallumer la vie du pays, à lui rendre une âme et une volonté, le sacrifice de Davel nous donne la certitude que le Pays de Vaud n’est pas une idée abstraite, une construction de l’esprit, puisqu’il a mérité, à son époque la plus obscure, qu’un homme mourût pour lui.»5

Une démonstration solide

Au contraire de Michel Thévoz, Marcel Regamey nous propose quelques lignes dépourvues d’effets de manche, mais pleines de résonances christiques. ça vous a tout de même plus de gueule que le plus brillant des conformismes.

Bien entendu, la lecture de Regamey ne permet pas de s’appuyer sur la psychanalyse; un peu de psychologie suffit au fondateur de la Ligue. La lecture de Regamey ne permet pas non plus de dire «J’ai lu du Thévoz, c’est vachement bien». Mais lire du Thévoz n’est pas héroïque, puisque, effectivement, c’est «vachement bien». Nous conseillons même à tout le monde de lire du Thévoz.

Seulement, que personne ne se contente de lire du Thévoz pour comprendre le syndrome vaudois. La comparaison avec d’autres textes vaut la peine d’être faite. Laissez-vous intéresser par la dimension proprement politique de l’action du Major. Passez outre l’image tant rebattue du révolutionnaire raté. Laissezvous proposer le sens de l’Etat et l’amour du Pays de Vaud, comme remède imparfait à un mal vieux comme le péché d’Adam, et dont seule la Croix peut nous guérir. J’ai nommé la médiocrité humaine, si bien partagée à l’intérieur et à l’extérieur de notre Canton.

Conclusion anticipée

Arrivé à ce stade, la tentation est grande de poursuivre l’exercice et de comparer d’autres textes, mais cet article dépasse maintenant les proportions autorisées à un tel bricolage. Il est grand temps de conclure.

Je vous laisse découvrir ou redécouvrir par vous-mêmes des textes tels que «Les faux prophètes», que Michel Thévoz consacre aux prévisions météorologiques et à l’usage que nous autres Vaudois en faisons dans la conversation6. Ou encore «La cité interdite», texte que Thévoz consacre à notre amour occasionnel des panneaux d’interdiction7. Mais ne manquez pas non plus de lire ou relire Le syndrome vaudois dans son entier.

Me souvenant des dernières paroles de notre Major, je renonce en effet à faire à Michel Thévoz un mauvais procès. Son livre est exactement ce qu’il prétend être dans son «Avertissement», et on aurait mauvaise grâce de lui demander d’être autre chose.

Vraiment, Le syndrome vaudois vous fera une excellente lecture et vous encouragera peut-être à lire ou relire, voire même à commander, des Cahiers de la Renaissance vaudoise. Par exemple, dans «Le fédéralisme vaudois»8, Marcel Regamey répond par avance aux «Faux prophètes» de Thévoz et, dans «L’original dans la cité», le même Marcel Regamey explique que l’originalité féconde la norme9. Il le fait du reste d’une façon que ne renierait pas Michel Thévoz. (Enfin, c’est peut-être à ce dernier de le dire.) Et ce ne sont là que quelques exemples d’amusants parallèles à tirer entre des textes traitant tous du Pays de Vaud.

Pour terminer, j’espère que vous me pardonnerez cette manière, très télévisuelle, de rediffuser en plein été des textes déjà présentés dans nos colonnes. Pour ma défense, je vous rappelle avoir d’abord pensé écrire un article bâtard, à la fois footballistique et politique. Vous voyez, ça aurait pu être bien pire.

 

NOTES:

1 Michel Thévoz, Le syndrome vaudois, Favre, Lausanne 2002. Cet ouvrage a déjà été chroniqué dans La Nation (Daniel Laufer, «Le syndrome Thévoz», La Nation N° 1696 – 27 décembre 2002). M. Michel Thévoz est docteur en histoire de l’art et diplômé de l’Ecole du Louvre. Il s’est fait connaître notamment comme conservateur de la Collection de l’Art Brut à Lausanne et professeur d’histoire de l’art à l’Université de Lausanne. Il a publié de nombreux ouvrages à mettre entre toutes les mains, ou presque.

2 Le Syndrome vaudois, pp. 7 à 9.

3 «La Statue du commandeur», in Le syndrome vaudois, pp. 11 à 25, pp. 14 à 21.

4 H. Chastelin, L’entreprise de Davel, p. 168 (note de Marcel Regamey).

5 Marcel Regamey, «Davel», in Cahiers de la Renaissance Vaudoise No 17, pp. 33 à 43.

6 Le syndrome vaudois, pp. 57 à 60.

7 Id., pp. 119 et 120.

8 Etude fédéralistes, Cahier de la Renaissance vaudoise No 95, pp. 41 à 61.

9 La Nation No 486 – 26 juillet 1956. Repris dans La plume de Marcel Regamey, Choix d’articles, Cahier de la Renaissance vaudoise No CXVII, pp. 22 à 24.

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