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Neutralité et indépendance, pouvoir politique et commandement militaire

Félicien Monnier
La Nation n° 1895 13 août 2010
L’Hebdo du jeudi 17 juin a ouvert le feu. A boulet rouge, il dégomme l’Etatmajor suisse de 1940. Pour le septantième des événements du funeste printemps, il se donne la mission de «casser du mythe». Selon lui, et si l’on en croit la récente découverte de trois mètres d’archives, le Général Guisan aurait violé la neutralité en concluant, à titre préventif et dès 1938, un accord d’assistance en cas d’agression avec la France. L’article de Pierre Rochat dans la dernière Nation a déjà expliqué que ce scoupe était parfaitement éventé.

Nous voudrions nous pencher sur deux distinctions, d’une part celle entre neutralité et indépendance et d’autre part celle entre commandement militaire et pouvoir politique. On voit alors apparaître, il faut bien l’admettre, certaines ambiguïtés, sinon maladresses institutionnelles, dans les actions du Général. Mais celles-ci trouvent une explication dans la nature même de ces distinctions et leurs rapports de l’une à l’autre, sans évoquer bien sûr le contexte extrêmement troublé de l’époque. $$$La neutralité se caractérise par le fait qu’un Etat ne prend pas part à des conflits ou des différends opposant deux pays tiers et qu’il se contente d’une politique militaire défensive. La neutralité suisse est historiquement fondée sur la volonté de ne pas mettre en danger notre fragile équilibre fédéral par des interventions militaires ou diplomatiques à l’étranger. L’indépendance, quant à elle, est le fait de ne pas dépendre d’un pays tiers, d’être maître de ses lois et de son régime. L’indépendance est ce qui permet d’assurer les libertés politiques. Tant neutralité qu’indépendance sont mesurables. La première s’apprécie par la fréquence et le type de nos engagements dans des différends internationaux. La seconde se constate par notre capacité à décider nous-même, en tant que nationaux, du cap politique à suivre, sans que la question de savoir si celui-ci est conforme à l’intérêt du pays n’entre dans la définition.

L’indépendance en tant que situation de fait permet l’exercice de la neutralité, activité passive, en tant que situation institutionnelle. L’inverse n’est pas valable. La neutralité est un corollaire de l’indépendance, son origine est une certaine volonté politique. En revanche, la neutralité, bien utilisée, permet de défendre l’indépendance. Par exemple, en ne concluant pas d’alliances susceptibles de nous entraîner dans des conflits, elle veille à la sécurité du pays et à sa liberté. En fin de compte, la neutralité est un outil politique et diplomatique dont un Etat indépendant peut décider, oui ou non, de se doter. Elle est de l’ordre des moyens. Elle se doit d’être orientée vers la paix intérieure.

La distinction n’est pas si différente entre le pouvoir politique et le commandement militaire. Dans un Etat organisé institutionnellement de manière plus ou moins équilibrée, le pouvoir militaire ressortit également à l’ordre des moyens que se donne le pouvoir politique. Le pouvoir politique organise, finance, et fait croître le pouvoir militaire. Mais, avant tout, il l’ordonne vers une fin, généralement la défense de la souveraineté. Il canalise un pouvoir nécessaire et s’arme par là-même du fameux monopole étatique de la violence, jugulant par conséquent les milices privées ou autres groupes paramilitaires, dangers internes pour la souveraineté pleine et entière d’un Etat sur son territoire.

Il semble donc établi que le pouvoir politique permet le juste pouvoir militaire et que l’indépendance permet la neutralité. Mais la comparaison n’est pas aussi simple que cela. En temps de paix comme aujourd’hui, on admet facilement que tant le maintien de l’indépendance que la politique de neutralité et l’organisation de l’armée sont essentiellement de la compétence politique. L’armée est, en période pacifique, principalement dévolue à des tâches d’instruction1, de surveillance du ciel et d’engagements subsidiaires (aide en cas de catastrophes, soutien à la police). Lorsque le seuil de la guerre est dépassé, les militaires deviennent les spécialistes du problème. Le pouvoir politique leur attribue alors une mission, plus ou moins précise ou large, et les dotes de moyens institutionnels supérieurs à l’accoutumée. C’est à ce moment que les distinctions développées ci-dessus se doivent d’être établies le plus clairement possible. On se rend compte en effet que si le pouvoir politique reste, pour une grande partie, responsable de la politique de neutralité, le pouvoir militaire devient le principal, sinon le seul garant de la souveraineté. Le supérieur est responsable de l’inférieur et l’inférieur du supérieur.

Le militaire se sait alors investi directement d’une responsabilité supérieure à celle de son employeur. Il se sait le garant ultime des conditions de la survie. Il sera alors rapidement tenté de sortir de ses compétences habituelles pour mieux assurer ses stratégies planifiées.

On se souvient par exemple de l’opération d’invasion de Cuba dite «de la baie des cochons» qui avait été développée par les services secrets américains durant la présidence très militarisée du Président-Général Einsenhower mais exécutée sous la présidence d’un Kennedy mis devant le fait accompli, qui n’avait pu que laisser faire les militaires et les espions dans une opération qu’il désavouait en son for intérieur. Là aussi, l’opération avait été montée pour prévenir le danger futur que pourrait représenter pour les Etats-Unis une île de Cuba communiste. L’idée était de taper, mais avant que l’autre ne tape plus fort.

La tentation existe d’ailleurs encore aujourd’hui. A l’heure où les politiques suisses avancent la théorie de la montée en puissance pour justifier les coupes dans le budget et l’organisation de l’armée, certains sont assez tentés par le maintien d’une armée forte en matériel et en effectifs par la simple crainte que le monde politique ne prenne pas ses responsabilités le jour où – Dieu nous en garde – elles devront être prises.

Il convient toutefois de relever que la Suisse est relativement protégée de ce genre de prises d’influence, secrètes souvent, par des militaires se défiant du pouvoir politique et soucieux d’en faire un peu plus qu’autorisé pour assurer un futur respect de la mission, confiée par les politiques justement. L’armée de milice permet en effet de rendre beaucoup plus perméables les uns aux autres l’administration, la politique et l’armée. Est ainsi atténué le fossé entre les militaires et les politiques tel qu’il peut être vécu aux Etats-Unis ou en France.

Il y a fort à parier que ce sont ce genre de tentations qui ont traversé l’esprit du Général Guisan lors de la conclusion avec les généraux français de ces accords d’assistance en cas d’agression. Ces accords et le fait que l’Etat-major suisse ait jugé bon de les conclure sont aussi l’une des preuves des limites de la neutralité absolue dans des situations de crise comme celle de juin 1940. Guisan n’était pas dupe. En officier supérieur de grande qualité et bien entouré, il a procédé à une appréciation de la situation qu’il a confrontée à une analyse de sa mission. Il connaissait son armée et ses moyens. Il avait compris que le danger viendrait d’une Allemagne dont l’hostilité n’était plus à démontrer. Il avait alors jugé qu’en cas d’attaque allemande, le salut viendrait des renforts français. Il s’agit d’un jugement qui aurait pu se révéler faux, mais qu’il convenait de faire.

Cela est vrai, il faut le reconnaître, par ces accords le Général a peut-être mis en danger l’indépendance de la Confédération et n’a pas fait preuve de neutralité à l’égard des parties en conflit. Mais en gardant ces accords secrets, il n’engageait que l’armée, pas le monde politique, seul vrai responsable diplomatique. Oserions-nous affirmer que, beau joueur, il laissait aux services de la Confédération le soin de le désavouer si nécessaire en prétextant n’avoir jamais rien su? Frisant les bornes, il ne les aurait ainsi pas dépassées… Nous ne nous plongerons pas plus dans l’esprit du Général.

Quant à la prétendue mise sous commandement français de l’armée suisse en cas d’intervention de secours, elle n’est en réalité pas si choquante que cela. Les forces en présence étaient disproportionnées et l’armée suisse n’aurait eu aucune crédibilité à commander les gigantesques Armées françaises.

La conclusion qu’il convient de tirer de ces quelques réflexions est qu’il est grand temps de réaffirmer ce qu’est la neutralité. Une neutralité qui, à force d’utilisations abusives, a été associée à n’importe quelle dérive commise par la Suisse ou par des suisses durant le XXe siècle, cristallisant ainsi les positions doctrinales. Un outil de paix intérieure et d’indépendance n’a pas à être érigé en absolu idéologique, soit comme bête à abattre, synonyme de nationalisme pour la gauche, soit comme nuage institutionnel abstrait et en fait incompris comme pour l’UDC. Sans compter que le raisonnement ne saurait être complet si l’on ne se penche pas un instant sur le rapport subtil que cette neutralité, idée et outil de fonctionnement politique, entretient avec notre armée de milice, ancrage réel et quotidien d’hommes et de femmes dans la politique de sécurité de la Confédération. $$$ $$$NOTES: $$$1 C’est ici la question du maintien de l’instruction pour le jour où…

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