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Lavaux, le patrimoine et la vie

Jean-François Cavin
La Nation n° 1912 8 avril 2011
Regrettera-t-on un jour que Lavaux ait été classé au Patrimoine mondial de l’UNESCO? Les promoteurs de cette opération de grand style, ayant examiné de près quelles contraintes pourraient en résulter, ont été formels à l’époque: la distinction internationale n’entraîne pas de resserrement des normes déjà admises; un plan de gestion doit permettre de s’y conformer sans qu’interviennent de nouvelles interdictions. Mais voici que des voix s’élèvent, faisant planer le doute: une attitude trop permissive des autorités, même conforme au droit en vigueur, pourrait conduire l’UNESCO à reconsidérer sa position, voire à retirer le label. Après la notoriété acquise aux yeux du monde, on mesure l’ampleur de la catastrophe que cela représenterait pour un site perçu désormais comme dégradé, aux deux sens du terme…

Qu’on se rassure toutefois: d’un tel risque, on ne discerne apparemment pas le moindre signe objectif; il est évoqué par certains pour faire pression; le chantage commence et n’est bien entendu pas sans rapport avec l’échauffement du débat politique et judiciaire sur la validité de l’initiative populaire «Sauvez Lavaux III». On a l’habitude des imprécations de M. Franz Weber. Mais voici que de beaux esprits le rejoignent: M. Pierre Frey, professeur à la Faculté de l’environnement naturel, architectural et construit de l’EPFL, et M. Bertil Galland, toujours attentif aux affaires vaudoises depuis son repaire bourguignon. A leurs yeux, en résumé, le site reste aussi menacé que jamais et de nouvelles mesures s’imposent.

Le «rapport» de M. Frey

Ce texte, qui déplore l’enlaidissement sournois du vignoble, a été adressé tout d’abord à un homologue italien du professeur lausannois, un M. Laureano que la presse présente comme expert à l’UNESCO; et l’on voit déjà la menace planer, d’autant plus que M. Laureano laisse entendre que «si les constructions continuent de miner le vignoble en terrasse, […] il pourrait être classé sur la liste des sites en danger». Or, selon nos informations, M. Laureano n’est en rien chargé par l’UNESCO du dossier de Lavaux; et les experts réellement commis par l’organisation internationale à suivre le cas de notre vignoble jugent la situation exemplaire. Voyons néanmoins les reproches formulés par M. Frey dans son «rapport» qui est en réalité un document personnel que nulle institution n’a commandé.

Les améliorations foncières conduiraient à la réalisation d’infrastructures disproportionnées gâtant le paysage. Il cite le nouveau chemin en contrebas de Plan-Perey entre Riex et Epesses; j’aimais beaucoup, il est vrai, l’étroit sentier dallé d’autrefois; mais ce n’est pas moi qui portais les cacolets chargés de caisses de raisin… Le chemin, invisible du lac, est bordé d’un beau mur de pierre; et l’on n’a pas connaissance de nouveaux projets de ce genre, celui-ci ayant d’ailleurs été mentionné dans le dossier soumis à l’UNESCO.

L’exploitation du label donnerait lieu à des initiatives regrettables, notamment le petit train des vignes, jugé bruyant et polluant. Quelle sévère condamnation pour ce sympathique et inoffensif tortillard! L’abandon de la culture en «gobelets» pourrait déstabiliser les sols; les vignerons, dont certains pratiquent la mi-haute depuis un quart de siècle, sont ébahis par les soucis du professeur. Une façade aurait été repeinte dans un rouge framboise trop voyant. On se permettrait d’avoir des fenêtres en PVC. Tel muret de pierre serait remplacés par du béton (mais c’est dans un repli du terrain). Un conteneur métallique proche du cimetière d’Epesses constituerait une «atteinte à la paix des morts».

En somme, l’importance minuscule des critiques de M. Frey tendrait à montrer que le site est fort bien préservé.

M. Galland et l’histoire de la protection de Lavaux

M. Bertil Galland, de son côté, nous livre un opuscule de sa meilleure plume, sous le titre Une heure en Lavaux sur les pas de Franz Weber, pour faire allégeance envers lui (ce qui fait un peu chagrin, vu la différence de stature). Car M. Galland a commencé par s’opposer à lui, dans l’affaire du plan d’Aran qui, grâce à la péréquation réelle, rendait inconstructible 93% du vignoble de Villette tout en autorisant l’agrandissement du hameau, en ordre serré le long de la route; le syndic d’alors, M. Edmond Chollet, artisan de cette solution originale et efficace, bénéficia à l’époque de l’appui de M. Galland, qui rend encore hommage aujourd’hui à l’homme et au magistrat, mais condamne le plan: Franz Weber, dont ce fut la première campagne à Lavaux, avait raison de refuser toute construction.

M. Galland raconte l’histoire de manière assez sélective. Il magnifie l’oeuvre d’aménagiste de Jean-Pierre Vouga, présenté comme le pionnier; mais il tait le classement du Dézaley, bien antérieur. Il décrit complaisamment «le mille-feuille de la gouvernance», avec les innombrables autorités et commissions agissant dans tous les coins et à tous les étages dans un mélimélo considéré comme néfaste; mais rien sur les réglements communaux extrêmement restrictifs des villages du coeur de Lavaux qui, dans les années soixante et septante déjà, allaient jusqu’à empêcher l’invisible aménagement d’une capite. M. Wasserfallen, dans un article paru naguère dans 24 heures, a présenté les faits de manière plus complète et équilibrée. Il en ressort que l’essentiel du travail de protection – sauf aux extrémités du district, Lutry et Corseaux – était accompli avant la première initiative de M. Franz Weber. M. Galland, lui, préfère caricaturer le labeur peu voyant des gens en place pour mieux saluer l’arrivée de l’homme providentiel.

L’absolu

La thèse centrale de M. Galland, c’est que l’enjeu est trop important pour qu’on puisse courir le moindre risque d’enlaidissement du site, et la pression immobilière trop forte pour que les institutions ordinaires sachent y résister. Il faut donc opter pour la protection absolue, dont l’initiative populaire «Sauvez Lavaux III» serait la garante.

Laissons aux théologiens et aux philosophes le soin de dire si l’absolu a sa place ici-bas, même pour de belles et fortes causes. Et écoutons les vignerons de Lavaux. Ils sont les premiers convaincus de la nécessité de sauvegarder le site, qui est aussi leur instrument de travail et dont la notoriété étendue loin à la ronde ne peut que renforcer l’attrait des bouteilles du crû. Mais ils mettent aussi en garde contre la tentation d’en faire un Ballenberg viticole – ou un Ballental, pour mieux coller à l’étymologie – où la conservation intégrale et intégriste des lieux scléroserait les modes de production, nuirait progressivement à l’économie de la vigne et du vin et, à terme, pourrait condamner le maintien de l’aire viticole et la splendeur du paysage plus sûrement que quelques adaptations des installations et des infrastructures; les gens de l’endroit disent encore que maintenir une vraie vie à Lavaux, c’est aussi pouvoir agrandir une école, aménager un EMS, voire loger une famille. Ils font ainsi écho à la consigne de l’UNESCO qu’il faut lire dans son entier: «protéger et transmettre». On ne transmet pas aux générations futures une contrée figée dans une intangible apparence.

«Le Lavaux qu’on vous cache»

Pour illustrer la menace, l’opuscule de M. Galland présente sous ce titre une série de réalisations ou de projets censés pendables, les photos et infographies étant dues à M. Philippe Huguenin. On y trouve quatre cartes montrant la progression de la construction depuis 1977 au-dessus de Lutry, de Grandvaux et de Villette au nord de la ligne CFF de Berne (on ne peut pas dire qu’«on nous le cache», ce n’est pas nouveau… et c’est hors vignoble), ainsi que l’état des permis de construire entre Chexbres et Lutry en février 2010 (trente-cinq dossiers, mais cela n’a aucune signification puisqu’on doit quérir un permis même pour de modestes aménagements). Restent sept cas qui devraient démontrer la nécessité d’une intervention draconienne; les voici énumérés avec un bref commentaire, renseignements pris auprès de l’organisme en charge du dossier de l’UNESCO:

– zone constructible en bordure immédiate du village de Rivaz: cette petite extension du périmètre prend place au début de la légère dépression située au nord-est du village, invisible du lac; assurément un des meilleurs endroits de tout Lavaux pour y bâtir quelques maisons;

– Crêt-Châtelet au coeur du hameau d’Aran: deux parcelles invisibles du lac, en plein périmètre déjà bâti; l’autre meilleur endroit pour construire quelque chose;

– une maison sous la tour Bertholod à Lutry: très en contrebas de la tour, en bordure de la route montante et à côté d’une construction existant de longue date;

– un immeuble dans les vignes à l’entrée ouest du village de Chardonne: probablement très discutable… si bien que le projet a été refusé!

– un gros immeuble construit sous la voie de chemin de fer à l’est de Lutry: réalisation blâmable certes, mais dans une zone marginale;

– une villa moderne les pieds dans l’eau sous Grandvaux: il est admis depuis longtemps que les parcelles sises entre la route de Vevey et le lac sont constructibles;

– un verger sous le village de Chardonne, constructible selon l’opuscule de M. Galland, inconstructible selon un municipal de la commune en cause.

Au secours de la victoire

Les censeurs, on le voit, sont bien en peine d’illustrer la menace de façon plausible. On ne s’en étonne pas. Ceux qui vivent à Lavaux ou l’observent sans vouloir s’y profiler eux-mêmes savent bien que les règles sont strictes et les autorités fermes, même si quelques erreurs leur échappent; et que, pour l’essentiel, rien d’important n’a changé depuis vingt ans, ni dans les vignes (mieux présentées qu’auparavant), ni dans les villages (où les maisons ont été généralement restaurées avec goût). Rien n’a changé? Si, une chose, et de taille: la minoterie de Rivaz, la grande blessure dans ce paysage aimé, a été démolie grâce à l’action de personnalités du lieu, à la complaisance de Coop et à la générosité de discrets mécènes; de cette étape majeure, M. Galland ne dit rien, et juste une phrase sibylline sur le Vinorama, réussite architecturale et décorative parfaitement intégrée au site. On ne peut tout de même pas reconnaître la beauté d’une construction nouvelle en ces lieux sacrés: cela contredirait la quête de l’absolu…

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