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Bach est-il actuel?

Jean-Jacques Rapin
La Nation n° 1945 13 juillet 2012

Le dimanche 3 juin dernier, la paroisse de Villette a organisé un culte-cantate (le 14e du genre) dans l’église de Villette, avec la Cantate no 68 de Jean-Sébastien Bach, Also hat Gott die Welt geliebt, tout comme Bach le faisait à Leipzig, lorsqu’était célébré un culte intégrant sa musique.

Cette belle et forte expérience l’a démontré: nous vivons une époque de convergence de plus en plus évidente du besoin culturel avec son support cultuel.

(Ce besoin culturel ne ressemble-t-il pas étrangement à un besoin spirituel? ) Jean-Sébastien Bach devient un «maître à penser» pour bon nombre d’entre nous, jeunes et moins jeunes. Dans une période de désarroi, de manque de repères, la fermeté de son langage musical, la clarté de son message et son accessibilité au plus grand nombre le rendent plus actuel, plus nécessaire, au point que l’on ressort grandi et enrichi d’une telle rencontre.

Il est deux hommes à qui cette évolution doit beaucoup. De nos jours, Gilles Cantagrel (né en 1937), enseignant, conférencier, musicographe passionné et passionnant, a accompli et accomplit encore un magnifique apostolat en faveur de l’oeuvre de Bach. Sa vaste culture, sa capacité de synthèse et de mise en évidence des lignes générales, son approche si humaine et si chaleureuse de l’artiste créateur font de lui l’ambassadeur rêvé pour une approche qui satisfasse à la fois le professionnel et l’amateur. Suggérons au lecteur qu’à côté de ses essais si pénétrants, monuments d’érudition, il découvre un petit ouvrage qui est une merveille de fraîcheur, où tout est dit de l’essentiel de cette visite de Bach à Buxtehude, La rencontre de Lübeck.1 Le second, c’est le grand Albert Schweitzer (1875-1965), pasteur, médecin et musicologue, dont le maître livre, J.-S. Bach, le musicien-poète, plus que centenaire, a été des années durant un véritable vade-mecum pour nombre d’entre nous, par la richesse de l’information et son originalité, emmenées par un enthousiasme communicatif face au génie, avant tout dans la rencontre des chorals. Il le dit lui-même, au début de son avant-propos: «J’avais dix ans quand je fis connaissance avec les chorals de Bach. M. Eugène Münch, l’organiste de l’église St-Etienne de Mulhouse, m’emmenait à son orgue tous les samedis soir, quand il allait s’exercer pour l’office du lendemain. C’est avec une émotion profonde que je suivais les sons mystérieux qui allaient se perdre dans la vaste nef sombre. Les souvenirs de ces premières et profondes émotions artistiques me sont revenus quand j’ai entrepris d’écrire le chapitre sur les chorals.»2 Ce témoignage en dit long. Car ce sont bien les chorals qui sont la base, le point de départ des cantates, ce monde immense, prodigieux de vie, qui embrasse tous les aspects de l’existence de l’homme face au Créateur. C’est là que l’on découvre l’extraordinaire talent poétique de Bach (d’où le titre, si justifié, de l’ouvrage).

Avec une humilité qui l’honore, Schweitzer s’excuse de ce que son style trahit l’influence allemande. Bien au contraire, il faut saluer l’alsacien, natif de Kaysersberg, à cheval sur deux cultures, qui a su ouvrir toutes grandes les portes des cantates à un auditoire francophone jusque là peu réceptif ou peu informé. ouvrir ces portes, c’était donner à Bach, héritier de Luther, la place devenue la sienne dans le monde musical, l’une des premières, qui n’a cessé de grandir au cours des années, par l’influence qu’elle a exercée.

L’expérience du culte-cantate de Villette démontre encore autre chose. Tout comme la musique folk, dont le succès est aujourd’hui très révélateur, la musique des chorals – mais aussi celle des psaumes! – parle une langue tonale franche et assurée, celle dont l’homme a besoin, mieux, qu’il aime retrouver! Il faut donc conserver et vivifier leur usage, dans l’allure fraîche, juvénile, allante, voire combative, qui est la leur. Chantés de cette manière, ils retrouvent toute leur vertu «d’esmouvoir et enflamber le coeur des hommes», comme l’affirmait Calvin.

La responsabilité de la famille, de l’école, des instituts de formation, de la faculté de théologie, de l’Eglise est très claire: nous avons là un patrimoine irremplaçable, et la parabole des talents est non moins claire: nous avons à le faire fructifier et à le transmettre. Avec force et vérité, dans l’esprit qui est le leur, sans pédanterie et sans y introduire une pseudo-vision historique ou scientifique.

Enfin, il est peut-être bon de rappeler la nécessité d’une telle musique au sein d’une communauté humaine. Ce sont des lignes de force, qui sous-tendent la vie d’un peuple et des individus – même s’ils en sont inconscients –, les clés de voûte d’une société. En traversant les générations, les mélodies des chorals et des psaumes se sont imprégnées, se sont chargées de sens. Elles ont acquis une autre dimension, au-delà de la musique, un peu comme certaines paroles bibliques, venues du fond des âges. Ainsi cet ordre de l’Eternel à Josué: «va avec la force que tu as», dont la vertu intacte porte l’homme d’aujourd’hui comme celui d’hier. Dans ce sens-là, le langage des chorals et des psaumes est une nourriture. Dans ce sens-là aussi, Jean-Sébastien Bach est plus actuel que jamais. Avec lui, mangeons «le pain des forts».

 

1 G. Cantagrel, La Rencontre de Lübeck, Desclée de Brouwers, 2003.

2 A. Schweitzer, J.-S. Bach, le musicien-poète, Breitkopf & Härtel, Leipzig, 1905.

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