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Le sublime conduit au désastre

Pierre-François VullieminLa page littéraire
La Nation n° 1985 24 janvier 2014

On a attendu longtemps avant de lire Précipitation en milieu acide1. On a attendu plus longtemps encore avant de le «chroniquer». On avait en effet tant aimé l’ouvrage précédent de Pierre Lamalattie, 121 curriculum vitae pour un tombeau2, qu’on hésitait à se mettre à la tâche – tout encombré qu’on était du quotidien. On ne voulait pas gâcher son plaisir. Cependant, pour se mettre en train au moment d’écrire le présent article, on n’attendra pas une seconde de plus avant de citer Précipitation – le principal plaisir du chroniqueur étant une manière de relecture organisée selon ses propres obsessions.

On recommence donc cet article par quelques pensées du narrateur, venues à l’écoute de la cantate BWV 4 de Jean- Sébastien Bach: «[Le Christ] n’était vaincu par aucun ennemi particulier, ni même par des circonstances exceptionnelles. C’était plus grave: il était vaincu par la vie dans ce qu’elle avait de plus ordinaire. Le Sauveur s’y est empêtré, englué. Il s’est cru «prince de la vie», mais cela ne lui a pas porté chance. Ce qui l’intéressait, c’était le divin. Quand on est athée comme moi depuis plusieurs générations, on pourrait appeler cela la beauté, le sublime. Il voulait y goûter, s’en enivrer et ne penser qu’à ça. Il faisait, paraît-il, des parties de pêches miraculeuses! Il désirait que des femmes enduisent ses pieds de parfum avec leurs propres cheveux! Il organisait des banquets géants où l’on festoyait à toute berzingue! Mais ce n’est pas avec des lubies de ce genre qu’on construit un bon curriculum vitae. Le sublime, c’est une idée d’enfant gâté. Un truc foireux qui a fait naufrage. Ça l’a conduit à sa perte.»3

Voilà où en est le narrateur – lui-même double littéraire de l’auteur – au début du roman. C’est bien commode pour chroniquer le roman, puisque le quotidien et même le curriculum vitae du narrateur – comme celui de l’auteur – perdent de l’importance. On se contentera donc de dire bien vite ce qu’en a dit un autre – on ne vous expliquera même pas le titre –: «approchant de la cinquantaine, Pierre [le protagoniste de Lamalattie] constate sans illusion la vacuité à laquelle se résume sa vie. Il exerce la profession de consultant dans laquelle il n’a manifestement pas réussi à se réaliser (mais comment l’aurait-il pu?), sa femme le supporte plus qu’elle ne l’aime, il répète à l’envi tout au long du livre que sa vie n’est qu’une longue succession de moments vides, à peine ponctués ici et là de quelques réalisations satisfaisantes mais brèves. Au lieu de s’effondrer en s’adonnant à un vice quelconque, il résiste de manière modeste mais déterminée au mouvement dominant. Ainsi aime-t-il se promener aussi souvent que possible sur le champ de Mars, pour y retrouver son ami Bernard et observer avec bienveillance ses semblables. Il participe aussi à un atelier d’écriture. […] il prend enfin la décision de divorcer, ce qui lui laisse le champ libre pour rencontrer de nouvelles partenaires, puis un nouvel amour. Le sexe et l’art comme remède au mal de vivre, rien de bien révolutionnaire en somme (d’autant que Pierre n’a pas le moindre penchant pour quelque forme de spiritualité que ce soit [à voir]).»4

Peu importe, on n’est pas révolutionnaire non plus (bien au contraire, en vérité). Ce qui importe, en revanche, c’est que l’amour, le sexe et même l’art sont montrés ici avec un art qui imite la nature sans tomber dans le reportage. Avec naturalisme, en somme, pour reprendre l’expression de Frédéric Schiffter5. Voilà qui donne envie de montrer plus que de démontrer. Voilà qui donne envie de citer et citer encore. On voudrait tout raconter. On voudrait livrer tous les bon mots et autres portraits truculents – le livre en regorge. Mais il ne faut pas gâcher le plaisir du lecteur. Que dire donc avant de conclure? On peut dire, d’abord, que Lamalattie est un peintre figuratif – au sens premier du terme, pas seulement parce qu’il sait décrire, mais bien parce qu’il s’adonne à la peinture – et qu’il n’en fait pas secret. On lira avec intérêt et amusement ce qu’il dit des œuvres que rencontre son narrateur, et comment ce peintre volontairement pompier traite de l’art contemporain (l’«art con»).

On peut dire, pour le surplus, que, Lamalattie ayant commencé à écrire à cinquante ans passés, et avec un caractère plein de pudeur, il ne manque pas d’humour. Il ne manque pas non plus de courage – même s’il aime les plaintes très douces de son protagoniste. Voyez plutôt le souvenir de voyage au Grand canyon du Colorado, qui revient à ce double de l’auteur: «il y avait un parking, juste au bord. C’était pratique. Un long parking en forme de ruban qui s’allongeait sur des kilomètres en épousant les sinuosités des barrières de protection. Il suffisait de descendre de sa voiture et de faire quelques mètres. Les touristes étaient répartis tout au long de ces barrières, au bord du précipice. Indiscutablement, tout le monde était impressionné, hommes et femmes, vieux, jeunes, absolument tout le monde. Certains obèses continuaient à manger des glaces ou des hamburgers, mais leur succion ou leur mastication était plus lente. Ça photographiait à tout bout de champ. Vraiment, nous étions tous saisis par la démesure de cet endroit. Au bout d’un moment, j’ai pourtant remarqué une femme atypique qui se tenait au milieu du parking. Ce n’était pas une demeurée. Non. Elle changeait d’endroit en permanence. Son parcours complexe m’a intrigué. Elle se promenait, mais uniquement dans le parking. Ses déambulations ne manifestaient aucune attraction particulière pour le spectacle du Grand canyon. Elle connaissait déjà, semblait-il, et n’éprouvait pas le besoin de connaître davantage. Au bout d’un moment, j’ai compris qu’il s’agissait d’une employée chargée du contrôle des tickets de stationnement. Elle était aussi indifférente à ce site exceptionnel qu’une aubergine officiant rue de Grenelle. On ne pouvait pas lui en faire reproche. À sa place, j’aurais réagi de la même façon. On ne reste pas sans cause particulière ouvert à la beauté du monde, à son étrangeté.»

On doit dire, donc – pour conclure enfin –, qu’écrivain naturaliste, Lamalattie ne se désintéresse pas du monde. Preuve en est cette pensée de son double littéraire: «rien de ce qu’il y a à faire ne m’intéresse plus, mais l’immense inutilité du monde me comble.» Lamalattie se défie seulement de la tendance toute humaine à «remplir sa vie d’extériorité» – comme il l’écrivait dans son précédent opus. Ou, plutôt, il répugne à meubler sa vie par de vaines actions, tout en les prétendant utiles ou même indispensables. Ce faisant, et le disant très bien, Lamalattie est spirituel à plus d’un titre. N’en déplaise à certains critiques, par ailleurs très avisés.

 

Notes:

1 Pierre Lamalattie, Précipitation en milieu acide, l’éditeur, 2013.

2 Pierre Lamalattie, 121 curriculum vitae pour un tombeau, l’editeur, 2011. Ouvrage illustré, de manière dispensable mais saisissante, par des peintures de l’artiste, réunies la même année, par le même éditeur, dans Portraits.

3 P. 48. Précipitation en milieu acide n’est pas un livre de théologie. Que personne ne se désabonne de La Nation en signe de contestation. (Que personne ne s’y abonne non plus par libéralisme théologique.) 4 Philippe Lintanf, «Précipitation en milieu acide de Pierre Lamalattie», article publié le 12 novembre 2013 sur le site Chroniques de la rentrée littéraire.

5 Voir le blog de Frédéric Schiffter (Le philosophe sans qualités), sous l’entrée «ad usum mei – 25», publiée le 27 octobre 2013.

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