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Digérer l’histoire

Jacques Perrin
La Nation n° 2032 27 novembre 2015

La ville de Dresde est «chargée d’histoire»; en Allemagne, «le passé ne passe pas». Un séjour au bord de l’Elbe nous permet de vérifier la pertinence de ces clichés.

A la mi-octobre, alors que la première neige est tombée sur la campagne saxonne, le ciel gris foncé, la température plus fraîche qu’au bord du Léman et la vieille cité aux murs noircis donnent une impression funèbre. Les berges verdoyantes du fleuve ainsi que les ornements architecturaux dorés soulagent le promeneur d’un sentiment d’écrasement.

Depuis une année, Dresde fait la une des médias à cause des rassemblements qu’organise sur la Theaterplatz, tous les lundis soir, le mouvement PEGIDA (patriotische Europäer gegen die Islamisierung des Abenlandes). L’afflux de migrants a rendu leur vigueur à des troupes essoufflées. Nous n’avons pas assisté au défilé du 19 octobre qui a réuni, selon les sources, entre 20 0000 et 40 000 personnes, sans compter les contre-manifestants «antifascistes», mais nous pouvons risquer quelques observations sur la capitale du Freistaat Sachsen.

Le dimanche matin, nous allons au culte à la Frauenkirche devant laquelle s’élève une statue de Martin Luther, le regard tourné vers le ciel. La veille, dans le journal local, nous avons remarqué une photo du pasteur Sebastian Feydt, tenant une pancarte «Nächstenliebe statt Fremdenhass! ». Après le prélude BWV 532 de Bach interprété par l’organiste Samuel Kummer, Feydt apparaît. Le réformé vaudois est surpris. Le pasteur luthérien parle et psalmodie dos à l’assemblée; il fait un signe de croix lors de la bénédiction; l’hostie est trempée dans le vin. En chantant les cantiques et disant le Notre-Père, nous entretenons notre allemand qui nous semble soudain plus familier.

Le sermon traite évidemment de l’hospitalité due à l’étranger. Le pasteur remonte jusqu’à 1934, année où, lors des Bibelstunden, les paroissiens se demandaient si le nazisme était compatible avec le message du Christ: l’un des prédécesseurs de Feydt, le pasteur Hugo Hahn, fut exilé pour avoir tenu des propos hostiles au régime hitlérien. Le passé pèse de tout son poids. Les protestants allemands (ou ce qu’il en reste, 70% des Saxons se déclarant sans confession) doivent se racheter. Il n’y eut pas, entre 1933 et 1989, que des Martin Niemöller ou des Dietrich Bonhoeffer. La question des réfugiés est toujours ramenée aux événements de ces années terribles.

A Dresde, le passé rattrape le promeneur à chaque coin de rue. La Saxe connut ses heures de gloire au XVIIIe siècle sous le règne d’Auguste II le Fort dont la statue équestre se voit de loin. Ce prince électeur, converti au catholicisme, devint roi de Pologne. La Florence de l’Elbe accumula alors les richesses architecturales, picturales et musicales. La Staatskapelle, fondée en 1548, est l’un des orchestres les plus anciens du monde. Les musées regorgent de porcelaines précieuses de Meissen. On peut y admirer des toiles de Dürer, Vermeer, Rembrandt, Rubens, Caspar David Friedrich, Kirchner, Schmidt- Rottluff, Otto Dix, dont certaines furent cachées dans les forêts durant la guerre.

Dresde fut anéantie en deux nuits par les bombardements anglo-américains de février 1945. 25 000 personnes moururent. La Frauenkirche s’effondra, sa croix chuta. Celle-ci est visible à l’intérieur du bâtiment rénové de 1994 à 2004. Les habitants de Coventry, autre ville martyre, offrirent la nouvelle croix. Les habitants des deux villes rasées s’étaient réconciliés, entre Saxons.

Les traces du communisme sont visibles dans certains quartiers. Des centres commerciaux sur la rive droite de l’Elbe ont un petit air soviétique. De vieilles dames y furètent pour acheter des tabliers de cuisine ou donner des objets à réparer aux Vietnamiens qui tiennent des échoppes. Les fonctionnaires des transports publics, des postes ou de l’aéroport ne sont pas toujours avenants. Certaines rues se proclament «secteurs antifa». On y voit des affiches exhibant des poings énormes en train de défoncer des croix gammées. Les repas de quelques auberges ne coûtent que 9 ou 10 euros. L’anti-américanisme fleurit encore. Une place est dédiée à Edward Snowden «qui a sacrifié sa liberté à la vérité», une autre à un immigrant mozambicain, Jorge Gomondai, «victime du racisme» en 1991. Nous n’avons vu qu’un drapeau refugees welcome suspendu à un balcon, tandis que devant l’opéra se déploie un long ruban coloré für ein weltoffenes Dresden.

On assiste à quelques scènes étranges. Comme dans toutes les villes du Nord, il y a beaucoup de cyclistes. L’un d’eux renverse un piéton en lâchant un Entschuldigung à peine audible. Deux jeunes hommes poursuivent le malfaisant au pas de course, le désarçonnent et le plaquent au sol. Ils l’enguirlandent violemment. Justice immédiate. A la gare principale, seul endroit vraiment «multiculturel», des policiers courent en tous sens parce qu’une femme vient de se faire dérober son sac à dos.

Un soir, regardant la TV avant de dormir, nous tombons sur un documentaire tourné en 2012 sur Margot Honecker, femme du dernier timonier de la RDA, Erich Honecker. Agée aujourd’hui de 88 ans, Margot a un air juvénile. Elle ne renie rien du régime. Dans un allemand clair et précis, elle en vante les mérites comme au bon vieux temps. Les témoignages «des criminels corrompus (bezahlte Banditen)» qui critiquent son action à la tête du Ministère de l’Education, où elle ordonna l’adoption par des familles communistes d’enfants de dissidents, ne la troublent aucunement. L’Etat socialiste était bienveillant – ceux qui franchirent le mur pour quitter la RDA au péril de leur vie furent des imbéciles! – tout le monde avait un toit et du travail, les femmes étaient les égales des hommes, les crèches étatiques fonctionnaient, on faisait du sport chaque jour, l’obscurantisme religieux était vaincu.

A la chute du Mur, les Honecker se retrouvèrent à la rue, abandonnés de tous leurs «camarades»; athées, ils furent recueillis par… un pasteur de village. Ils manquèrent d’être lynchés par les villageois, il fallut les exfiltrer à Moscou, puis au Chili.

L’histoire de Dresde résume celle de l’Europe: un XVIIIe siècle marque l’apogée de la civilisation; les nationalités triomphent au XIXe ; le XXe connaît l’épouvante, les guerres, des régimes politiques délirants; en 1989, l’Est renaît sous le signe de l’abondance capitaliste, mais aussi de la dénatalité exprimant on ne sait quel découragement; en 2015, les migrants arrivent pour compenser les pertes, paraît-il.

Dans la rue Augustus, nous longeons le Fürstenzug, le Cortège des princes, mosaïque de 23 000 pièces. Y défilent sur leurs destriers les souverains saxons de 1127 à 1904, ceux de la dynastie Wettin, les Auguste, les Frédéric-Georges, avec leurs surnoms, der Starke, der Sanftmuethige, der Strenge… A quelques centaines de mètres, pour nous rendre à la gare centrale, nous empruntons une large avenue piétonne, la Pragerstrasse. Nous n’y voyons plus de cavaliers, mais deux rangées de magasins hypermodernes: H&M, Karstadt, Saturn, et les marques internationales. Les nouveaux princes s’appellent Google, Apple, Amazon. Ils viennent d’Amérique; Luther et Auguste le Fort ont trouvé leurs successeurs.

A Dresde, nous sommes partagés entre l’admiration pour la cité ressuscitée de ses cendres, le respect des temps anciens malgré la morbidité muséographique, l’énervement face à la rivalité omniprésente des internationalistes et des populistes, l’effarement devant la consommation compulsive et mondialisée.

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