Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

Le génie se paie

Jacques Perrin
La Nation n° 2094 13 avril 2018

«Quelle vie de m…!» s’écrient nos élèves quand nous leur peignons les existences difficiles de Molière, Baudelaire ou Poe. Les adolescents ne comprennent pas qu’un auteur classique puisse avoir connu la dèche. Ils sont comme les bourgeois de 1850, s’imaginant que le talent devrait «rapporter». Or le génie littéraire, le plus souvent, ne paie pas; il se paie de souffrances infinies.

Prenons Baudelaire, dont Marie-Christine Natta vient de donner une biographie fouillée aux éditions Perrin, couronnée par le prix du magazine Le Point.

Charles a six ans lorsque son père, peintre et lettré, meurt. Il adore sa mère. Celle-ci le lui rend bien, mais ne le comprendra jamais. Elle se remarie avec le futur général Aupick, collaborateur efficace de tous les régimes, qui envisage de belles études pour son beau-fils. Au lycée de Lyon, Baudelaire n’est pas mauvais élève, mais, comme Rimbaud plus tard, il excelle surtout en vers latins. Seul l’art le passionne; il s’inscrit à la faculté de droit et n’ y met pas les pieds. Une animosité réciproque s’installe entre Charles et son beau-père. Le conseil de famille impose au poète une sorte de tutelle. Un notaire, Me Ancelle, gère l’héritage paternel avec une rigueur exaspérante, n’accordant au poète que le minimum vital. Baudelaire fréquente la bohème et les prostituées, contracte la syphilis, s’endette auprès de ses meilleurs amis, s’adonne à l’opium. Toute sa vie, il ne sera respecté que par un cercle de happy few qui comprend tout de même Flaubert, Gautier, Hugo, Sainte-Beuve, Barbey d’Aurevilly, Manet et… Richard Wagner dont Baudelaire a encensé les opéras.

Un jour, Baudelaire calcule que son travail littéraire ne lui a rapporté qu’un franc soixante-dix centimes par jour: Le prix des écrivains, c’est dans l’estime de leurs égaux et dans la caisse des libraires, dit-il.

Quand les Fleurs du mal vont paraître, il est soumis, pour avoir offensé les bonnes mœurs, à un procès qu’il perd contre le procureur impérial Pinard, lequel se venge de sa défaite face à Flaubert acquitté dans l’affaire Madame Bovary.

Politiquement, il n’est pas dans l’air du temps. Brièvement, en 1848, il s’entiche de l’anarchisme proudhonien, mais sa lecture de Joseph de Maistre le convertit à la réaction théocratique et à l’oligarchie où dominent le prêtre, le poète et le soldat. Il méprise la démocratie. Il se moque du moralisme hugolien, notamment des Misérables qu’il déteste: Hugo-sacerdoce, qui a toujours le front penché ; trop penché pour rien voir excepté son nombril. Pour Baudelaire, une œuvre d’art ne doit jamais être explicitement porteuse de morale. Un jour, Mme Hugo lui présente un projet d’éducation internationale. Il écrit: J’ai eu toutes les peines du monde à lui expliquer qu’il y a eu des grands hommes AVANT l’éducation internationale ; et que les enfants n’ayant d’autres buts que de manger des gâteaux, de boire des liqueurs en cachette et d’aller voir les filles, il n’y aura pas plus de grands hommes APRES. Baudelaire est parfois misogyne: La jeune fille, ce qu’elle est en réalité : une petite sotte et une petite salope, la plus grande imbécillité unie à la plus grande dépravation. Il y a dans la jeune fille toute l’abjection du voyou et du collégien. Seul Judith Gautier, 19 ans, fille de Théophile, trouve grâce à ses yeux parce qu’elle a rendu compte de manière très fine d’Eurêka de Poe traduit par Baudelaire. Le poète a envie de jeter un bénitier à la figure de George Sand parce qu’elle nie le péché originel: La femme Sand, vieille ingénue qui ne veut jamais quitter les planches, théologienne du sentiment qui voudrait supprimer l’enfer par amitié pour le genre humain. Baudelaire hait la nature; il adore la ville et l’artifice: La vertu est artificielle, surnaturelle… le mal se fait sans effort, naturellement. Le bien est toujours le produit d’un art.

Le poète va d’échec en échec. Il se présente à l’Académie française, sachant qu’il ne sera jamais élu. Il veut la Légion d’honneur, mais la méprise: Plus je deviens malheureux, plus mon orgueil augmente. Qu’on décore tous les Français, excepté moi. Au lieu de la croix, on devrait me donner de l’argent, de l’argent, rien que de l’argent. Pour en gagner, il faudrait travailler. Baudelaire, jalousant les créateurs féconds comme Balzac, sait que le travail est un remède à la souffrance, mais la paresse l’emporte.

En 1861, à 40 ans, suicidaire, il tire le bilan de sa vie: Je suis seul, sans ami, sans maîtresse, sans chien, sans chat, à qui me plaindre. Je n’ai que le portrait de mon père, qui est toujours muet. La mort du père, c’est la source du mal, mais aussi celle d’une œuvre immortelle. Dans son Ode à Paris, inachevée, Baudelaire écrit:

Ô vous ! Soyez témoins que j’ai fait mon devoir,

Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte,

Car j’ai de chaque chose extrait la quintessence

Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or.

Le poète meurt à 46 ans, victime d’une attaque cérébrale. Hémiplégique, il n’arrive plus à lire ni à écrire. Atteint d’aphasie, il ne peut que répéter: Non, non, crénom !

Il y a pourtant dans cette vie des moments comiques. Dandy, Baudelaire se promène vêtu de noir et ganté de rose pâle. Il pratique l’art aristocratique de déplaire. Il veut étonner. Parfois il tombe sur un os. Il se présente un jour chez Maxime Du Camp, ami et correcteur pointilleux de Flaubert. Il s’est teint les cheveux en vert. Du Camp: Mais mon cher, tout le monde a les cheveux verts à Paris ! Si au moins vous aviez choisi le bleu ciel… Une autre fois, Du Camp propose de la bière, du thé ou du café à Baudelaire qui lui rend visite. Le poète veut du vin, une bouteille de bordeaux et une bouteille de bourgogne qu’il vide tout en ordonnant qu’on éloigne une carafe: Je ne supporte pas la vue de l’eau ! Du Camp s’exécute et reste impassible devant le spectacle.

En Belgique, Baudelaire invite le graveur Félicien Rops au restaurant. Le garçon attend la commande. Baudelaire veut tester le seul Belge qu’il respecte:

– Que vous offrirai-je, Monsieur Rops?

– Ce que vous voulez…

– Et si nous prenions… un bain?

– J’allais vous le proposer, Monsieur.

Rops a réussi son examen.

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*


 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: