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L’«égoïsme» national

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 2160 23 octobre 2020

Pour maint citoyen, la politique consiste à accéder – par voie d’élection, d’initiative populaire, de revendications publiques ou d’influence discrète – aux moyens étatiques de contrainte collective – interdictions, obligations, contrôles et sanctions – dans le but d’imposer une cause idéale, un intérêt économique, un but partisan ou une obsession personnelle. En d’autres termes, la politique ne serait que l’utilisation d’un appareil de contrainte légale, en lui-même neutre et sans objet propre.

Le caractère procédural et juridique du système démocratique moderne privilégie fatalement cette réduction de la politique à l’exercice du pouvoir.

En réalité, la politique est plus que cela. Elle a un objet propre permanent, une finalité qui s’impose au politicien et oriente l’usage qu’il fait de la contrainte publique: faire vivre un ensemble plus ou moins cohérent de familles et de communautés intermédiaires, professionnelles, entrepreneuriales, communales, religieuses, associatives, vivant et œuvrant sur le territoire dont il a la charge. Le rôle du politicien n’est donc pas de promouvoir un plan, une vision, des idées ou des «valeurs», mais d’entretenir, dans une synthèse perpétuellement recommencée, une réalité humaine collective historique.

Peu importe que cette communauté soit une tribu, une cité ou une nation, c’est toujours le bien de l’ensemble comme tel – le bien commun – qui est l’objet propre de la science et de l’art politiques.

En principe, le politicien n’intervient pas, sauf désordres ou scandales publics, dans le ménage interne des familles et des communautés intermédiaires. Il respecte leurs autonomies, conscient de ce que, normalement gérées, elles contribuent sans frais à deux de ses tâches essentielles: la préservation des libertés individuelles et le maintien de l’ordre public.

Le politicien détient seul le droit de recourir à la force publique. Ce monopole est à lui seul un facteur d’ordre et de paix: rien de pire que l’existence de plusieurs chefs sur le même territoire, chacun invoquant sa propre légitimité pour guider, dominer ou rançonner la population!

L’autorité personnelle de l’homme politique, la confiance du peuple dans les institutions, les usages répandus et respectés constituent autant de facteurs de confiance réciproque et de paix que le politicien doit protéger. A la limite, il ne devrait recourir aux instruments du pouvoir que dans ce but. Quand cela ne suffit plus, quand les liens sociaux sont défaits, ils sont remplacés par les contraintes extérieures et vétilleuses du pouvoir. Les choses deviennent alors infiniment plus raides et sommaires, moins efficaces et plus coûteuses.

Celui qui accède au pouvoir ne se trouve pas devant une feuille blanche. Au fil du temps, des institutions originales sont apparues, dessinées par les circonstances historiques, géographiques, économiques et militaires propres au pays, par l’exemple d’autres pays, par l’influence de la religion, par le poids de certaines personnalités ou, tout simplement, par la «malice des temps». Ce destin unique a façonné une personnalité collective unique, sous la forme de liens intergénérationnels, de traditions, d’institutions, de productions architecturales, littéraires et artistiques. C’est ce qu’on appelle, d’une façon très réductrice, une «culture».

Cela a plusieurs corollaires. Le premier est que les institutions politiques font elles aussi partie de la culture du pays et qu’il n’y a, par conséquent, pas de régime qui soit le meilleur pour tous les États du monde: à chacun son régime, selon sa culture et son histoire – selon les débuts de son histoire, surtout –, selon son tempérament aussi!

Le second est que le pays n’est pas une matière inerte dont le détenteur du pouvoir pourrait disposer à sa guise, dans l’idée de «casser les codes», d’ «abolir les préjugés» ou de «changer les mentalités», selon les formules assez prétentieuses d’aujourd’hui. Le pays est une entité analogue à un être vivant, dont on ne peut modifier un élément qu’en se pliant à son rythme interne – «le temps ne respecte pas ce qui se fait sans lui» – et en tenant compte des effets que la modification aura sur les autres éléments.

Le troisième corollaire est que la communauté politique est fondamentalement centrée sur elle-même. Dénoncer un prétendu «égoïsme» national, c’est vouloir ignorer que cette communauté est d’abord un réseau multiple de solidarités, un dépassement de la lutte de tous contre tous, un rééquilibrage du darwinisme social et de la loi du plus fort. La direction de cette symphonie complexe de services réciproques contraint le politicien à adopter un point de vue rigoureusement national. Même les relations, pacifiques ou guerrières, avec les autres Etats sont ultimement définies par l’intérêt bien compris de la nation (ou, par délégation, de la Confédération). Cela n’empêche pas les échanges diplomatiques, économiques ou culturels avec l’extérieur, mais cela les oriente.

La perspective d’une mondialisation – économique, morale, judiciaire – censément inévitable nous avait fait oublier l’importance primordiale du point de vue national en politique. Les réactions spontanées aux attaques du coronavirus, je pense à la réhabilitation instantanée des frontières fédérales et des réalités cantonales, ont montré à quel point le retour sur soi, sur le chez-soi, sur ce qui nous est proche, sur ce qu’on connaît et qu’on maîtrise était naturel, prioritaire, vital et, au fond, contesté par personne.

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