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L’Eglise en proie à la nouvelle gestion publique

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 2164 18 décembre 2020

Le Synode de l’Eglise évangélique réformée du Canton de Vaud a voté une réduction de 10% de la participation des régions (c’est-à-dire des paroisses) aux frais de l’institution. Décision bienvenue: beaucoup de paroisses sont aux abois, car nous avons vécu une année de vaches maigres et la prochaine promet de l’être aussi. Plus profondément, ce vote, qui a suscité la colère du Conseil synodal, est une réaction vitale à l’envahissement de l’Eglise par le new public management.

En provenance des États-Unis, cette «nouvelle gestion publique» a débarqué eu Europe dans les années 1990. D’inspiration néo-libérale, elle applique à la politique les règles de l’économie privée. Il s’agit de dégraisser l’Etat, de le rendre moins coûteux, plus souple et plus efficace. Dans ce but, elle déconstruit le monolithe étatique en séparant les objectifs stratégiques, qui sont l’affaire du gouvernement, et la mise en œuvre, assurée par l’administration. Autrement dit, elle renforce la gouvernance centrale et autonomise les organes d’exécution. Elle introduit la concurrence entre ces derniers, n’hésitant pas à recourir à des mandataires extérieurs. Le fonctionnaire n’incarne plus la stabilité de l’autorité. Il n’est que l’employé comme un autre d’une entreprise comme une autre. Son travail est un produit. Le citoyen est un client. Le tout est enrobé d’une rhétorique optimiste qui promet, avec un enthousiasme de commande, un déferlement de compétences et de créativité.

Le nouveau système, dégraisse-t-il vraiment l’État? L’Etat est-il devenu plus agile, plus réactif, plus innovant? L’administration est-elle plus efficace? Le citoyen-client est-il mieux servi? Fait-on réellement, au bout du compte, des économies? C’est impossible à dire, tant la politique touche à tout. Trop de paramètres sont en jeu, trop de changements sociaux, trop de nouveautés de tout genre, trop d’intérêts particuliers, trop de petits chefs inamovibles qui abusent de leur autonomie, trop d’inconnues et d’imprévu, aussi, pour qu’on puisse donner une réponse certaine. Conclusion inquiétante, s’agissant d’un système à prétention rationnelle!

Ce qui est sûr, c’est que ce système ignore le souci premier de la politique, qui est celui de la communauté comme telle, de son unité, de sa réalité historique, de son bien commun. Il s’occupe surtout de résoudre, dans l’urgence, des problèmes immédiats de ressources financières et humaines.

Au vrai, plus l’élément humain est important dans une organisation, moins la nouvelle gestion publique y est adéquate, comme M. Jacques Perrin le montre en page 3 avec le service hospitalier, lui aussi victime du nouveau système.

Et puis, sous le nom d’ «Église à venir», la nouvelle gestion publique a fait irruption dans l’Eglise évangélique réformée du Canton de Vaud. Dès le début de l’aventure, le système s’en est pris aux paroisses et à tout ce qui s’y rattache. Dans sa première tentative de mise en œuvre, le Conseil synodal prévoyait de faire main basse sur l’entier de leurs rentrées financières, collectes dominicales, produits des ventes de paroisse, rentes d’immeubles, legs. Il entendait même les priver de leur personnalité juridique et s’efforça, en sous-main, d’influencer les débats de la Constituante dans ce sens. Devant les résistances du peuple de l’Eglise, il dut reculer, mais la volonté subsista et, depuis, il tente à chaque synode de réduire les compétences des paroisses – dont la territorialité, à ses yeux, disperse dans la géographie les trop rares forces de l’Eglise –, le nombre des églises en fonction – lesquelles «se vident depuis plus de cinquante ans» –, la fréquence des célébrations dominicales – qui n’accueilleraient sur les bancs qu’une partie dérisoire et vieillie de la population –, les postes de pasteurs de paroisse généralistes – qu’il faut remplacer par des professionnels spécialisés, mobiles et pointus.

Donc, les 11 et 12 décembre derniers, le Conseil synodal fraîchement élu a soumis au Synode un «Programme de législature» conforme aux normes et processus de la nouvelle gestion publique. Ce texte prophétise, pour créer l’ambiance, un «changement inéluctable». Il nous révèle, une fois de plus, que la paroisse locale «devient problématique», qu’elle n’existe plus que «pour une portion réduite de la population» et que, si l’on veut innover, il faut «réduire les offres et les activités pastorales traditionnelles». Donc, conclut-il, il faut «faire du neuf ailleurs», par opposition, j’imagine, à «faire du traditionnel en paroisse». On ne sait pas exactement ce que sera ce neuf, ni qui le fera, ni où.

De toute façon, c’est encore la paroisse qui est la plus apte à réaliser des innovations, à les inclure dans son quotidien et à les diffuser dans la population.

Ce discours du changement est rigoureusement inchangé depuis une génération. En son nom, on a saccagé beaucoup de choses dans l’Eglise, et on s’apprête à continuer. Et c’est finalement toujours le filet paroissial qui retient la dégringolade.

Ce qui est significatif, c’est que le Conseil synodal, dont six membres sur sept sont nouveaux, parle et agit exactement comme la précédente équipe, laquelle avait repris les modes de penser et de parler de celle d’avant, qu’elle avait pourtant poussée dehors manu electorali. La nouvelle gestion publique est un système complet qu’on ne peut pratiquer à demi: on en est ou on n’en est pas.

La nouvelle gestion publique juge tout du point de vue des chiffres, bilans de fin d’année, pourcentages et statistiques, audits, sondages et enquêtes. Ses grilles ne disposent d’aucune case pour porter en compte les apports essentiels et originaux qui, seuls, justifient l’existence de l’Eglise. Comment la nouvelle gestion publique pourrait-elle prendre en compte l’effet réel d’une prière d’intercession? Calculer la puissance spirituelle que dégage une sainte Cène partagée par quelques personnes, ou un baptême qui rafraîchit celui de chaque personne présente, ou une confession des péchés libératrice? Mesurer la valeur rédemptrice de la parole, apparemment anodine, qui tombe au bon moment dans la bonne oreille? Et quel facteur multiplicateur attribuer au chant qui ressource l’âme du désespéré? Au Christ qui déclare que «là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux»1, le nouveau gestionnaire public ne peut répondre qu’en bouclant ledit milieu pour manque flagrant d’«efficience».

En réalité, le caractère territorial et historique de la paroisse est incompatible avec les conceptions hors-sol qui inspirent la nouvelle gestion publique. Ce double enracinement, dans le temps et dans le lieu, manifestation permanente de l’incarnation, est, bien au-delà de certaines querelles de personnes, la vraie source des tensions qui agitent l’Eglise depuis plus de vingt ans.

Le catéchisme de la nouvelle gestion publique ne peut voir, dans les paroisses, que des «forces de résistance» à vaincre. Mais ces forces de résistances sont des forces de vie. Elles s’opposent à la quantification du monde, qui est un processus de mort. C’est à leur protection et à leur mise en valeur que le Conseil synodal doit, en priorité, consacrer son énergie.

Notes

1    Matt. 18: 20.

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