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Lettre à Betty Bossi

Jean-François Cavin
La Nation n° 2164 18 décembre 2020

Madame,

Il paraît que vous n’existez pas. Je vous écris néanmoins, poussé par le désir sincère de vous féliciter.

Je reçois votre journal qui, tous les deux mois, m’enchante. Je ne suis pourtant pas à la tête d’un grand ménage, et d’ailleurs pas fortement porté aux besognes domestiques. Il me suffit de risquer de temps à autre une recette nouvelle, avec un succès inégal; l’essentiel est de l’accompagner d’un bon vin.

Mais votre publication rend les travaux de cuisine inventifs, à force de trucs tout simples et efficaces, en même temps qu’elle ouvre l’appétit. On rêve de mijoter l’émincé de bœuf au cassis et d’offrir aux hôtes venus prendre l’apéro un sapin de mini-pizzas. Et puis, il y a l’offre d’un attirail d’ustensiles plus ingénieux les uns que les autres. Il m’arrive, séduit par l’idée d’un tour de main magique que suggère votre présentation, de commander un de ces objets; il arrive aussi que, muni de cet outil merveilleux, je ne sache au fond pas qu’en faire. J’ai acheté un coupe-pommes de terre destiné à sculpter des frites; or je n’ai pas de friteuse. En revanche, un coupe-oignons à tourniquet, dont l’étanchéité vous protège des émanations lacrymogènes, est d’un usage courant entre mes mains; je pense donc à vous avec gratitude chaque fois que je ne pleure pas.

Cela dit, j’en viens à mon propos principal et à la substance de mes compliments. Il s’agit de votre langue: votre journal est rédigé dans un français parfait. C’est d’autant plus remarquable qu’il nous vient de Zurich et que vous-même, Madame, si vous existiez, pourriez bien être une Tessinoise d’origine vivant en Alémanie; c’est du moins ce qu’on subodorait quand j’étais enfant (car vous existez depuis toujours, douée d’une éternelle quarantaine épanouie) et que votre existence physique n’était guère mise en cause à l’époque, car on vous trouvait en portrait en tête du journal. Et l’excellent usage de la langue de Brillat-Savarin est encore d’autant plus méritoire que, dans votre profession de communicatrice commerciale, la tentation est forte d’émailler son discours de mots anglais, ou franglais, ou américano-informatiques. Pour être in et au top, qui n’offre pas un food box pour conserver les aliments, un wine comfort pour les bouteilles, un fauteuil gaming eccentric et même un trainer dog sensitive pour le chien, qui pourtant n’aboie pas en anglais?

Or rien de tel chez vous. Pour les recettes, cela ne surprend pas totalement puisque la France est le paradis de la cuisine (selon les Français, qu’on ne va pas chicaner là-dessus). Mais pour les ustensiles astucieux! Je lis, à propos d’un moule à revêtement anti-adhésif, qu’ainsi la pâtisserie «glisse sans effort du moule perforé sur l’assiette»: c’est dit avec élégance, et ça passe comme une lettre à la poste. Vous proposez plus loin, en cadeau, «six recettes de garnissage pour des coussinets parfaitement portionnés», et l’on apprend encore que «le mélangeur à desserts éclair permet de préparer des crèmes en un rien de temps et de les couler proprement dans des verrines»; à propos d’un égouttoir absorbant, que «ce matériau minéral hautement poreux aspire l’eau qui s’évapore très rapidement». C’est clair, c’est dit avec des mots simples, on comprend bien, et c’est vraiment du français.

A l’heure où les régies fédérales se croient bien inspirées d’utiliser l’anglais comme koinê helvétique, les grandes banques itou, où trop de commerces annoncent du sale en guise de soldes et font mousser un black Friday, vos égards pour notre langue – et par là-même pour vos clients – vous honorent.

Veuillez agréer, Madame, l’expression de mes hommages respectueux et reconnaissants.

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