Occident express 71
En lisant le déjà classique La part d’ange en nous du linguiste canadien Steven Pinker, je découvre un fait étonnant: la dernière société tribale européenne, qui a résisté à l’installation d’un gouvernement central jusqu’à la fin du 19e siècle, c’est le Monténégro. Comme dans Astérix, seul ce petit territoire maritime et montagnard a résisté (certains pourraient affirmer qu’il résiste encore). Cela n’est pas sans conséquences pour la Serbie. En effet, les Serbes d’aujourd’hui sont pour la plupart issus de trois régions où les Ottomans les avaient cantonnés en garnison durant cinq siècles: la Slavonie et la Krajina (en actuelle Croatie), l’Herzégovine (au sud de la Bosnie actuelle) et le Monténégro. Une boutade dit même ceci: il y a deux types de Serbes, ceux qui sont du Monténégro, et ceux qui ne le savent pas. Mon épouse est elle-même à moitié monténégrine, et l’écrasante majorité de mes amis belgradois ont au moins un pied dans ce territoire géographiquement idyllique – et socialement infernal. Comme l’a démontré Emmanuel Todd, l’inertie des structures familiales est une force qui s’étale sur les siècles, et même si le Monténégro actuel est un Etat, sa culture tribale reste très présente. Or le tribalisme n’est pas un rêve rousseauiste. Les études historiques comptent que, jusqu’à la fin du 19e siècle et l’avènement du gouvernement centralisé, un mort sur quatre au Monténégro connaissait une fin violente, meurtre, guerre ou vendetta. Dans nos sociétés, cette proportion plafonne à environ 0,01%. Car le tribalisme ne connaît d’autre loi que le fameux «honneur», un mot-valise qui désigne, en gros, la nécessité absolue de ne jamais prendre le risque d’être perçu comme faible et de ne jamais oublier une offense, réelle ou perçue. D’une tribu à l’autre s’enchaînent ainsi les fameuses «expéditions punitives pour venger l’expédition punitive» dont Goscinny se moque dans les albums de Lucky Luke en parlant des Indiens d’Amérique. La culture tribale ne reconnaît aucune autorité autre que celle du chef de clan et considère avec la dernière méfiance toute forme d’effort collectif. Tout est une question d’apparence: on a bien plus peur de perdre la face ou d’être perçu comme faible, ou simplement magnanime, que de mourir. On considère ainsi qu’il n’existe pas de bien commun, seulement le bien du clan balisé par une généalogie stricte. En soupesant cette information, je saisis peut-être mieux certains comportements qui tranchent avec l’ordinaire bonhomie de mon entourage – les ordures balancées n’importe où, la négligence totale des entrées d’immeuble ou encore la sauvagerie routière. Et puis cette tragédie qui veut que les petits garçons soient éduqués à se prendre pour les maîtres de l’univers, tandis que les filles sont encouragées à manipuler, à dissimuler et à mentir, pour devenir un jour les mères de ces pathétiques roitelets. Pourtant, c’est même en explorant les faces sombres de la culture locale que j’apprends, que je suis surpris, et que je peux calculer la chance qui m’est offerte de vivre ici, à plusieurs galaxies de ma galaxie d’origine.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- L’Eglise en proie à la nouvelle gestion publique – Editorial, Olivier Delacrétaz
- Curateurs volontaires en nombre – Jean-François Cavin
- Cent ans de politique agricole vaudoise – Jean-Michel Henny
- L’arnaque de la subsidiarité – Félicien Monnier
- L’hôpital, une histoire de malades – Jacques Perrin
- Lettre à Betty Bossi – Jean-François Cavin
- Une correspondance abondante – Pierre-Gabriel Bieri
- Les cantons ne sont pas des minorités – Félicien Monnier
- Et les autres «minorités»? – Félicien Monnier
- Le fédéralisme et le virus – Olivier Klunge
- Les partis sont-ils capables de discernement? – Le Coin du Ronchon