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Occident express 73

David Laufer
La Nation n° 2166 15 janvier 2021

Il semble donc acquis que cette année 2020 soit maudite. Soit, je m'en remets au discours ambiant et aux millions de mèmes et de gags cyniques générés par la toile qu'on se renvoie frénétiquement quelques secondes à peine après les avoir reçus. Bravant le brouillard et la pandémie, mes beaux-parents nous ont rejoints dans notre campagne hier soir pour fêter Noël autour d'un bon repas. Tandis qu'il buvait sa coupe de Laurent-Perrier rosé, en multipliant les exclamations satisfaites parce qu'il sait que ça me fait plaisir, mon beau-père m'a raconté des histoires de Noël. Tout d'abord, il a beau savoir que nous vivons à l'heure américaine, il peine à saisir pourquoi, dans cette culture serbe rythmée par le calendrier julien et qui donc célèbre Noël le 7 janvier, tout le pays s'illumine pour une fête que presque personne ne célèbre. Comme si la ville de Lausanne observait un congé pour Hanouka ou comme si les Pékinois respectaient soudain le Ramadan. Au demeurant, Noël reste problématique en Serbie. Pendant quatre décennies, les communistes l'avaient interdit. On l'avait remplacé par la fête du Nouvel-An, obligeant les familles à distribuer les cadeaux au soir du 31 décembre et non plus au matin du 7 janvier. Le Père Noël était devenu Père Gel, une version laïque et acceptable du vieux barbu, lui-même pas exactement religieux par nature. C'est toujours ainsi qu'on l'appelle aujourd'hui, trente ans après l'effondrement du régime. Tout en sirotant ses bulles, mon beau-père m'a raconté ensuite qu'il était de service le soir du 7 janvier, autrefois, durant les années septante. Membre du Parti communiste, il lui était assigné d'écumer les cafés et les restaurants de la ville pour y noter les noms de ceux qu'il surprendrait en train de fêter Noël. Pour le Parti, il s'agissait en effet d'un double blasphème contre le régime. D'une part, cela signifiait un respect des traditions religieuses, honnies dans ce régime férocement laïque. D'autre part, cela témoignait d'une appartenance revendiquée à la culture et au peuple serbes, une allégeance nationaliste plus que suspecte. Il m'a aussi raconté, en soupirant car ces souvenirs lui pèsent, comment une institutrice de sa petite ville avait été renvoyée pour avoir apporté des chocolats à ses collègues le matin du 7 janvier. Aujourd'hui, rien ne le surprend plus vraiment. Il suit ces évolutions culturelles avec un soupçon de fatalisme, observant ses compatriotes un peu perdus comme lui, ne sachant pas comment reprendre le fil d'une histoire rompue depuis trop longtemps et adoptant, en les singeant, les rites et les usages d'autres qu'eux. Il est alors possible, en effet, que 2020 soit une année maudite. Les petits récits de mon beau-père, précis, désabusés mais vifs, et d'une admirable honnêteté, me permettent d'en douter.

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