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Ils ont foutu le camp

Jacques Perrin
La Nation n° 2166 15 janvier 2021

En 2013 paraît chez Slatkine Posés les uns à côté des autres, dans le volume XXVIII des œuvres complètes de Ramuz. Le livre s’égare dans notre bibliothèque. Sept ans plus tard, dans une édition de poche, nous découvrons ce chef-d’œuvre, ému comme à l’adolescence, quand Aimé Pache, peintre vaudois nous secoua.

Ramuz a réfléchi à ce projet depuis 1919. En 1943, un tapuscrit est livré à l’éditeur Mermod, mais l’écrivain renonce à la publication, retravaillant le roman jusqu’en 1947, année de sa mort. En ce temps-là, le doute le saisit, bien que l’officialité et les personnes de goût le révèrent. La mélancolie de l’auteur, atteint dans sa santé, imprègne les pages du livre, sauf les dernières. Divers thèmes s’entrelacent: l’urbanisation d’un village vigneron, l’innovation technique, le vieillissement, l’impossibilité de communiquer, et surtout les relations difficiles des femmes avec les hommes.

Le roman est fait d’intrigues juxtaposées. De nombreux personnages cohabitent sans se rencontrer. Il est question de Ménétrey, vigneron âgé qui se suicide parce que sa famille le considère comme une bouche inutile (quand on ne travaille pas, on n’a pas faim); d’un Valaisan, le père Antille, venu se faire soigner à l’Asile des aveugles, tourné vers le passé, racontant l’histoire semi-légendaire de Charrat, un braconnier qui a mis enceinte une jeune fille; d’un employé de commune, Charton, tourmenté par un vide métaphysique; de Duflon, voyou minable; d’une vieille fille, Mlle Cosandey, fort pieuse, et surtout de la nièce de celle-ci, Adrienne Parisod, qui se donne la mort à cause d’un amour inassouvi pour Vuille, ouvrier des PTT grimpant aux poteaux télégraphiques.

La séparation des sexes,théorie et pratique

Il est malavisé de réfléchir au patriarcat (dans l’acception féministe du terme) en partant d’un roman de Ramuz. On frise l’anachronisme. C’est pourtant de cela qu’il s’agit.

En théorie, dans la société vaudoise du début des années quarante, les femmes tiennent le second rang alors que les hommes sont censés commander. Aux bains publics, les sexes sont séparés, les hommes occupant une aile de la plage, les femmes l’autre, mais il est facile de se rejoindre au large. La morale sexuelle est sévère. Une lettre anonyme enjoint au père Parisod de surveiller la conduite de sa fille. Mlle Cosandey, couturière, s’effare: Les jupes vont être encore plus courtes… Est-ce raisonnable ? Sortir avec un garçon, c’est défendu. La pudeur n’est pas un vain mot: Adrienne malade se demande si le médecin va la mettre à nouveau toute nue.

En pratique, les femmes sont fortes et les hommes plutôt lâches. Le patriarcat semble s’effondrer, les hommes sont peu enclins à exercer leurs responsabilités, tandis que les femmes se consacrent pleinement aux choses essentielles, la foi, l’amour, la fidélité, le soin d’autrui.

Nous autres, pauvres femmes

Deux commères discutent: Et puis voyez, ces filles, quand même, c’est tout ou rien. Adrienne Parisod, c’est tout. 18 ans, jolie, apprentie couturière, elle s’éprend de Vuille qu’elle voit en cachette à sept ou huit occasions. Son amour est entier, sans compromis, mais Vuille la laisse tomber. Pour consoler Adrienne, sa tante Rose lui annonce qu’elle ira au ciel et le reverra là-haut. Je n’irai pas au ciel, répond la jeune fille, je n’y tiens pas. Rose se dit: Eh bien, voilà justement, c’est qu’on a un autre dieu, quand on est jeune, et c’est celui qu’on aime. Privée de l’absolu de l’amour, Adrienne va se noyer.

Rose Cosandey, personne maigre avec une blouse grise, des cheveux gris blanc, une raie au milieu, a vécu la même chose (ses yeux avaient été beaux). Elle a fréquenté deux ans avec un commis de banque: Un jour il n’est pas venu, et le lendemain non plus. Il a fini par m’écrire. Je crois qu’il en aimait une autre. La date du mariage était fixée, Rose avait cousu tout son trousseau. Une foi naïve et ferme la console: On aura des maisons dans le ciel […] des maisons proprettes et soignées comme celles des cheminots et des facteurs retraités […] Et on y sera tous ensemble. Rose dit à sa nièce: Mais qu’est-ce que tu veux qu’on fasse, nous autres pauvres femmes ? Il faut accepter.

50 ans plus tôt, en Valais, à ce que raconte le père Antille, Fridoline, 20 ans, servante d’auberge, une jolie fille mince, fine, légère, adroite, a subi elle aussi l’inconstance masculine. Charrat, contrebandier, père de deux enfants, qui ne tenait pas en place alors qu’il avait une gentille femme, l’a mise enceinte. Elle s’est noyée dans un torrent de montagne. Charrat a vu le cadavre, il a changé de figure, il est parti droit devant lui.

Les hommes abandonnent la partie

La plupart du temps les hommes sont égoïstes et velléitaires, ils font les jolis cœurs puis déguerpissent. Des villageois apprennent au rancuneux jardinier Bouquet que Vuille a abandonné Adrienne. Bien sûr, il a foutu le camp, répond Bouquet. Le plaisir de la chair occupe les mâles un moment. Charton songe à sa femme: Ah ! comme il l’avait désirée du temps où seulement les petits baisers étaient permis […] Est-ce que ce n’est pas elle qui est dans la vérité ? Parce qu’elle a un monde à elle qui lui suffit : c’est un mari, c’est un enfant, c’est un ménage. Ah ! il n’y a que ça qui compte. Et qu’on soit mélangé ! dans la sueur des corps, l’un dans l’autre et dissous […] Mais ensuite, est-ce qu’il ne va pas falloir retomber ? Soudés ensemble par le corps, tellement éloignés pour finir l’un de l’autre ; et l’amour n’est plus entre nous qu’une morne répétition. Le désespoir s’empare de Charton: Quelque chose manque, et qu’est-ce que c’est, cette chose qui manque ? […] J’ai tout pour être heureux et je ne connais pas le bonheur, j’ai tout pour vivre en paix, je ne connais pas le repos.

Le gendre du père Ménétrey, Duflon, peu soucieux de son beau-père et de son voyou de fils, expédie des lettres anonymes vindicatives.

Vuille, l’amoureux d’Adrienne, est plaisant avec de belles dents propres. Bien payé, il a bonne façon; orphelin, il est libre, fait ce qu’il veut. Dans une première version, Ramuz lui a donné des idées socialistes: Ça va changer, il faudra bien que tout le monde soit content. L’employé aborde le père d’Adrienne, mais comme celui-ci ne veut rien entendre, Vuille disparaît.

Le père Antille se révolte. Une de ses filles a épousé Emery, un protestant vaudois. Antille s’ennuie à Pully et veut retourner chez lui. Il se sent abandonné: Des filles, ça se marie ! Des filles, c’est marié ! Des filles, ça ne compte plus. J’ai eu quatre filles et deux garçons, je suis tout seul. J’ai personne.

Jules Parisod, père d’Adrienne, sort du lot. Lui seul est conscient de sa tâche. C’est un homme sévère, tatillon, minutieux. Vigneron propriétaire, il ne compte que sur lui-même. N’ayant point de garçon, il veut remettre son domaine à un vigneron qui épouserait sa fille. Il trouve un prétendant, Daccord, garçon sérieux, fièrement diplômé de l’école d’agriculture de Marcelin. Des promenades ont lieu. Adrienne et Daccord ne trouvent rien à se dire. Daccord ne revient plus. Parisod est anéanti. A ses yeux, sa fille a encore quatre ans; quand il boit un verre avec un municipal, elle prend un sirop. Me voilà solitaire, se dit-il, il faudrait savoir lui parler. Je sais pas. Parisod aurait aimé avoir un garçon, quelqu’un qui est vous, qui vous continue parce qu’il sort de vous […] C’est que la vigne, c’est du solide ; et la terre, je l’ai à moi, je marche dessus, ça tient le coup. Belle profession de foi terrienne, mais vouée à l’échec, car Parisod ne trouve pas les mots: Adrienne ne savait pas qu’il l’aimait, parce qu’il ne lui avait jamais dit. Elle ne savait pas tout le souci qu’il avait d’elle. […] Posés l’un à côté de l’autre pour le repas du soir, mais comme étrangers l’un à l’autre, car l’amour qui se tait est comme s’il n’était pas.

Consentement

Dans un monde où l’amour comble un temps la solitude et l’ennui, où les suicides s’accumulent, où les mots restent bloqués dans la gorge, le courage revient inopinément dans la dernière séquence, manifesté par trois vieilles femmes, Mmes Cloud, Devenoge et Murisier. Leurs maris n’ont pas su fabriquer convenablement une croix pour la tombe négligée de leur ami Ménétrey. Les femmes réparent la croix et ornent la tombe de fleurs: Ils avaient un coin de jardin et c’est la partie des femmes d’avoir dans ces jardins un coin à elles où elles sèment quelques fleurs en bordure aux carottes, aux épinards, aux poireaux. Le dialogue s’engage au sujet de la fille Parisod:

- C’est trop jeune, ça ne tient pas à la vie, ça ne sait pas encore ce que c’est […] Et, nous autres qu’on sait ce que c’est, est-ce qu’on y tient ?

- Bien sûr, il n’y a qu’à nous regarder. C’est pourtant pas commode […] Eh bien on est là tout de même.

Posés les uns à côtés des autres nous émeut parce que des Vaudoises comme Adrienne, Mlle Cosandey ou Mme Murisier, nous en avons connu dans notre enfance. Nous en connaissons encore aujourd’hui. Les temps aussi demeurent les uns à côté des autres, dit le narrateur.

Cohabitent aujourd’hui l’époque indistincte des féministes séparatistes, singeant les hommes, aspirant à briser des plafonds de verre pour jouir du pouvoir; celle des hommes qui mollissent et faillissent; et celle des femmes qui, acceptant de faire leur part, d’être femmes, d’être là, consentent au tragique de l’existence.

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