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Occident express 84

David Laufer
La Nation n° 2177 18 juin 2021

Le Musée National de Belgrade trône sur la place de la République, modeste bâtisse néo-classique de briques et de plâtre. Ce fut d'abord une banque, dont les gigantesques coffres-forts de la salle des guichets, aujourd'hui hall des conférences, contiennent désormais la collection numismatique. En 2001, j'ai découvert les lieux à moitié vides et poussiéreux, et j'avais été excité comme les égyptologues Carter et Carnarvon. Les collections étaient presque toutes dans les caves à cause des bombardements de 1999. J'ai passé les deux années suivantes à organiser sa reconstruction, avec un succès certain, jusqu'à ce que l'assassinat du Premier ministre en 2003 interrompe sans délai tout le processus de réformes. Le musée a finalement été rénové avec succès et c'est aujourd'hui une institution passionnante, qui retrace tout ce que la région a produit d'art et de culture depuis en tout cas neuf millénaires. Agencées sur trois étages, les collections embrassent toutes les époques et toutes les civilisations qui ont marqué ce pays de leur empreinte. Toutes, sauf une: l'ottomane. On n'y admire en effet pas un seul témoignage des cinq siècles d'occupation ottomane. C'est comme si cette histoire n'avait jamais eu lieu, comme si les Pashas n'avaient jamais administré ces terres. Une occupation, par définition, est étrangère et ne dure pas longtemps. Elle est semblable à un virus et se traite comme tel. Or à ce jour on persiste à présenter la présence ottomane comme une occupation. Les collections du Musée National de Belgrade insistent, en creux, sur cette qualification en faisant l'impasse sur ces cinq siècles. Cette absence a plusieurs raisons possibles, du désir de ne rien exposer d'ottoman, en passant par le fait que les Ottomans eux-mêmes n'ont pas produit énormément de culture sur place. Ce fait peut être expliqué de plusieurs façons qui trouvent toutes leurs justifications. On peut avancer d'un côté qu'il ne s'agissait pas d'une occupation et que ces cinq siècles de présence ont constitué une phase civilisationnelle serbe distincte, rompant toute continuité entre l'empire serbe médiéval et la monarchie du XIXe siècle. De plus, il est facile d'observer que les Serbes d'aujourd'hui ont presque entièrement adopté un style de vie turc, de la musique en passant par la gastronomie et les rapports familiaux. La chose est entendue: le terme d'occupation est abusif, les Serbes feraient mieux d'embrasser leur culture ottomane et de cesser de prétendre que les Turcs n'étaient que des occupants. Pourtant on peut aussi affirmer qu'il s'agissait bien d'une occupation. Cinq siècles n'ont pas suffi à éradiquer, ni la langue, ni la religion, ni la conscience nationale serbe. Entretenues par les monastères contre des pressions insensées, chantées par les poètes et maintenues vives dans les familles, cette langue et cette religion ont été le socle indispensable sur lequel la jeune nation serbe a pu ériger les premières pierres d'un Etat moderne au début du XIXe siècle. L'un n'exclut peut-être pas l'autre toutefois. Les Serbes d'aujourd'hui sont immanquablement turcs par bien des aspects. Mais ils sont le produit d'une culture qui s'est construite défensivement, en opposition à une force externe formidable qui n'est pas parvenue à les dissoudre. Boire du café et manger des baklavas était le prix à payer pour sauver tout le reste.

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