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La tentation du désespoir

Lars Klawonn
La Nation n° 2177 18 juin 2021

Georges Bernanos lui-même écrit dans sa correspondance: «Monsieur Ouine est ce que j’ai fait de mieux, de plus complet.» On n’est pas obligé de partager cet avis. En revanche, il faut admettre que c’est une formidable aventure littéraire et sans doute son livre le plus personnel.

Bien que très moderne dans sa forme, ce roman reste ancré dans le monde ancien que le jeune Bernanos avait connu. C’est un texte lumineux. Il a pour thème la tentation du désespoir. Sa rédaction a coûté énormément à l’auteur de Sous le Soleil de Satan. Si c’est son dernier roman paru, en 1943, ce n’est pas pour autant le dernier qu’il a terminé. Commencé en 1931, il a été ensuite maintes fois interrompu, parfois pendant des années, avant d’être repris.

L’histoire se passe à Fenouille, localité imaginaire largement inspirée de Fressin, un village du Haut-Pays d’Artois, dans le Pas-de-Calais où s’est passée l’enfance de Bernanos. Le lieu inspire si fortement le roman que l’on peut même penser qu’il occupe le rôle principal. Cela explique peut-être pourquoi il n’existe pas de vrai personnage principal. Malgré son titre éponyme, M. Ouine ne l’est pas vraiment. Dans toute la première partie, il n’apparaît qu’épisodiquement. C’est seulement ensuite qu’il prend plus de place.

Au lieu d’avancer, le récit semble tourner autour d’un axe absent. Dans ce village, il y a beaucoup de décès, un accident douteux, deux meurtres et un suicide, mais ce n’est pas un roman policier. Le cadre temporel reste assez flou. Nous sommes quelque part dans les années vingt. Quant à résumer son histoire, il est presque impossible de le faire. Le jeune Philippe, dit Steeny, vit seul avec sa mère, le père ayant disparu au front. Il passe beaucoup de temps dans la maison d’Anthelme, une maison triste et rongée par l’humidité, où M. Ouine, qui souffre de tuberculose, habite une chambre. L’homme est certainement très influent, à la manière d’une maladie invisible et pernicieuse, même s’il n’est pas du village, et qu’il n’y a pas de véritables racines. Personnage plutôt insaisissable et pas du tout attachant, l’ancien professeur de langues vivantes se dévoile de plus en plus. Et on découvre un personnage sulfureux, un être cynique et désespéré. Selon ses propres mots, il apprendra à Philippe à aimer la mort. Or le désespoir est contagieux, d’où une influence néfaste pour le jeune homme qui considère M. Ouine comme son maître.

Madame de Néréis, la femme désœuvrée et délaissée d’Anthelme, court les routes «derrière sa grande jument normande, on la croirait poursuivie par des spectres». Et quand on retrouve le cadavre du valet de M. de Néréis, elle accuse M. Ouine de l’avoir étranglé. Il y a aussi le vieux Vandome, flamand d’origine, dont la fille Hélène est fiancée au bûcheron Eugène, lui aussi accusé d’avoir tué le valet. Tout est mystérieusement lié, mais rien n’est jamais élucidé.

Le roman ne se centre pas sur les meurtres, ni sur un personnage en particulier. On a l’impression d’un éternel recommencement. Il y a des épisodes, des incidents, des histoires imbriquées, parallèles et de rétrospection qui ne s’enchaînent pas vraiment. On a affaire ici à un récit décentré dans le sens où il n’y a pas de nœud, mais un filet très desserré. D’ailleurs de plus en plus desserré à mesure qu’on avance dans la lecture. Il faut comprendre que Bernanos ne cherche pas à soumettre les personnages à l’action, mais à les inscrire dans un mouvement plus vaste et plus généreux qui consiste à les accorder au lieu plutôt que l’inverse. C’est pour cela qu’en plongeant le lecteur dans ce village imaginaire, mais vécu dans son enfance, l’écrivain déborde tous les genres. En fait, il montre l’ancienne société composée du maire, du curé, du médecin, des aristocrates et des paysans, des notables, des commerçants, des tenanciers, des domestiques, des bûcherons, des chasseurs et des braconniers; cette ancienne société si magnifiquement immobile, ancrée dans les relations familiales, territoriales, communales et religieuses, et unie par les ancêtres et leurs communs efforts pour préserver les choses et les êtres contre le temps, pour s’adapter au rythme des saisons, de la pluie et du beau temps. Derrière cette face visible, il nous fait sentir en même temps, à chaque page, la présence d’un monde caché, les amours interdites et les adultères, les maladies, les drames familiaux, les ressentiments, les haines cachées, les secrets honteux, tout le versant secret de l’ancienne humanité, le royaume des souffrances, des fantômes et des morts.

Monsieur Ouine est lumineux parce que, porté par le génie de la langue et cette espèce de magnétisme qui s’en dégage, il va au plus profond de l’âme humaine, et parce qu’il est capable à la fois d’évoquer et de conjurer le mal. Cette écriture a trait à la sorcellerie évocatoire des ombres et des démons; c’est une sorcellerie de Dieu contre le mal. L’angle unique par lequel Bernanos attaque son sujet, fascine, emporte tout et entraîne le lecteur, en dépit d’une histoire en somme peu claire.

Cet écrivain est un visionnaire de l’âme. Ecrire, pour lui, c’est affronter les démons de l’existence, c’est plonger dans le désespoir le plus noir pour en tirer de la lumière. C’est un exorciste de l’écriture, un maître dans l’art de créer des personnages possédés par le mal et qui ne le sont jamais complètement.

On ne sort pas indemne d’un livre de Bernanos. Son écriture est une épée qui tranche. Il a la puissance de pouvoir totalement changer votre vision de l’homme et du monde.

Ce qui nous manque aujourd’hui peut-être plus que jamais, ce sont des prophètes comme lui.

Notes:

1  Notons que ce roman est paru initialement chez un éditeur brésilien. Il a été édité en France chez Plon en 1946.

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