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Moi, je n'ai rien à cacher

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 2214 18 novembre 2022

Lors du débat sur les libertés, dont la Nation a parlé il y a quinze jours, M. Jacques Pilet s’en est pris à ceux qui, face aux incursions numériques dans nos données personnelles, se contentent de proclamer qu’ils n’ont rien à cacher.

D’abord, c’est faux, sans même parler du secret professionnel ou de la confession. On a toujours des choses à cacher, certaines qu’on aurait dû faire et qu’on n’a pas faites, d’autres qu’on n’a pas faites et qu’on aurait dû, des pensées méprisantes, des éclairs de vanité, des pulsions d’envie ou de colère, réprimées en surface, mais bouillonnant en profondeur. Rien de pénal, certes, mais on préfère garder ça pour soi.

D’ailleurs, pourquoi ce que l’on cache serait-il forcément plus vrai que ce que l’on montre? Ce qu’on montre est parfois le résultat victorieux d’un dur combat pour maîtriser ce que l’on cache. C’est alors l’apparence qui dit la vérité.

Et puis, qu’en est-il de ceux qui récoltent mes coordonnées, à des fins avouées ou non, administrations, assurances, banques, médias, sites de tout genre qui m’infestent de cookies? N’ont-ils rien à cacher, eux?

Le fait qu’un de ces pouvoirs apprenne ma date de naissance n’est certes pas grave en soi, ni qu’il connaisse mon lieu de résidence et de travail, ni mon origine, ni le nom de ma femme, ni le nombre de nos enfants, ni leur nom, celui de leur conjoint, leur âge, et leur lieu de résidence, et de travail, et de loisirs, et de vacances, ni le fait que je me chauffe au mazout et conduise une voiture Diesel, ni l’argent que j’ai sur mon compte, ni le fait que je paie par carte bancaire, ni le genre de livres d’occasion que je commande (Abebooks) et de sites que je fréquente, ni les produits de seconde main qui m’intéressent (Anibis, Ricardo), ni la liste de mes «amis» et connaissances (Facebook), ni mes recherches d’emploi (Linkedin), ni les médicaments que je commande en ligne, et cætera ad infinitum.

Mais la personne forme un tout. Chaque empiètement sur mon être extérieur me dépossède d’un peu de mon être intime. Que l’amputation se fasse à petits coups l’aggrave, car l’accoutumance m’empêche de réagir avec la fureur adéquate.

Et l’accumulation continuelle et croisée de tous ces renseignements, que je n’ai, au détail, pas à cacher, finit par constituer un double numérique de ma personne, livré(e) quotidiennement à toutes les sollicitations humanitaires ou idéologiques, à toutes les propositions commerciales ou sanitaires, à toutes les investigations administratives ou judiciaires possibles.

Il est vrai que la plupart des renseignements que nous donnons, souvent pour avoir la paix, sont plus ou moins cryptés. Mais ils existent, à la disposition du premier hacker venu ou d’une probable nouvelle loi fédérale sur la transparence.

Pour ce qui est des administrations, vaudoise et fédérale, elles sont sans doute honnêtes, même si elles recèlent un certain nombre d’incapables et de petits chefs, trop heureux de renifler dans mes petites affaires, à l’abri de leur petit pouvoir.

Mais ce n’est même pas de ça qu’il s’agit. La tendance uniformisatrice naturelle à l’administration, accélérée par la numérisation, tend à regrouper tout ce qui concerne le citoyen lambda en un seul dossier, fédéral bien sûr, en attendant d’être européen.

Oui, comme il serait pratique et économique, le dossier unique qui contiendrait ma déclaration d’impôts, ma déclaration pour la TVA, mes assurances vie, maladie et accident, l’état de mes dettes et de mes hypothèques, celui de mon casier judiciaire, mon dossier médical, la totalité de mes écrits, mais aussi les alertes de mes voisins sur mon insuffisance biodiversitaire, le comportement de mes enfants ou petits-enfants à l’école, le rapport des autorités communales sur mon abstentionnisme lors des élections, le tout conclu par une «carte civique» qui renseignerait immédiatement n’importe quelle autorité politique ou policière sur mon niveau global de «citoyenneté»!

Cette perspective est évidemment caricaturale, mais elle n’engendre pas moins une anxiété indéfinissable qui se résout souvent en repli sur soi-même, en aigreur soupçonneuse, voire en théories complotistes… ou jugées telles.

Réserve, pudeur, discrétion, secret ne sont pas des gros mots. Cacher, se cacher, préserver son monde interne est vital. C’est s’entourer d’un glacis qui protège sa personnalité, sa liberté, ses facultés d’imagination. C’est constituer des réserves de soi.

Je n’ai rien à cacher est moins une affirmation d’innocence qu’une protestation de conformité et de soumission: «Je vous ouvre grand mes tiroirs, mes coffres, mes archives et ma conscience, à vous qui dominez la terre! Vous n’y trouverez absolument rien qui soit contraire à la correction politique et morale que vous prônez.»

Je n’ai rien à cacher, la devise de la transparence veule, de la liberté désapprise, de la non-existence satisfaite.

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