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Prends garde à la douceur

Jean-Blaise Rochat
La Nation n° 2243 29 décembre 2023

Le titre du dernier livre de Jean-Louis Kuffer est un emprunt à un vers de Paul-Jean Toulet, dont le poème est exposé intégralement en épigraphe. Que faire de cet élégant petit volume crème soigneusement édité? (Petit? Deux cent soixante pages tout de même!) Présenté comme un recueil de pensées, le livre incite à une approche paresseuse, en laissant le hasard choisir où jeter l’ancre. Toujours, lorsque l’on procède ainsi, on feuillette, on tourne en rond et finit par chercher un sens à cette insatisfaisante flânerie. Un ordre s’impose dont la clé est donnée par la table des matières: pensées de l’aube / pensées en chemin / pensées du soir: c’est l’itinéraire d’une vie.

Suivons la progression de cette chronique tendre et acide exprimée dans une langue ciselée, parfois heurtée et déroutante, ou parcourue de sinuosités imprévues. Les titres donnés à chaque entrée peuvent laisser entendre qu’on a affaire à un distingué moraliste dans la descendance de Joubert, Chamfort, Alain: «De l’aveuglement», «De la fragilité», «De la modestie»; mais on se délecte aussi avec «De la fantaisie des dieux», «Du petit cerisier en fleur», «Du tendre de la carte». Chaque chronique est suivie de points de suspension, invitant le lecteur à compléter la réflexion ou se livrer à une féconde rêverie. Certains textes se déchiffrent comme des tableaux, tel cet instantané poétique:

De l’esseulement. – A la station-service ils ont l’air de naufragés, les grands chauffeurs aux bonnets tricotés en usine les faisant ressembler à des chevaliers médiévaux, ou les petits commerciaux à fantasmes bon marché, on pourrait croire qu’ils ne sont personne, mais on voit qu’ils sont quelqu’un et que cela même accentue leur air abandonné…

Tout est dit, mais plus encore suggéré, ce qui sollicite l’imagination du lecteur à parachever la scène selon sa propre vision: l’alignement rigide des colonnes d’essence, la vive et froide lumière des néons du shop, la semi-pénombre alentour. Le pinceau d’Edward Hopper aurait pu exprimer le climat de ce territoire peuplé et solitaire avec la même puissance allusive.

Jean-Louis Kuffer s’est taillé au gré des nécessités un genre littéraire inédit qui mêle carnet de bord, post-it, poésie japonaise, journal intime, croquis, apophtegme, page de blog, peinture, etc. Ce singulier foisonnement contribue à esquisser l’autoportrait indirect d’un écrivain attachant et sensible. Il rejoint son modèle inattendu, le mésestimé Toulet, poète de l’ellipse à l’intelligence mélancolique.

 

Référence: Jean-Louis Kuffer, Prends garde à la douceur, Editions de l’Aire, collection le banquet, Vevey, 2023, 261 p.

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