Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

† Frank Mayor 1912-2010

Daniel Laufer et Olivier Delacrétaz
La Nation n° 1887 23 avril 2010
Il y a quelques années, Frank Mayor nous avait remis, avec un sourire malicieux que nous n’avions pas compris d’emblée, la photocopie (qu’il tenait lui-même du pasteur Henry Chavannes) d’une gravure sur pierre, une citation de Saint Thomas ainsi conçue: Pulchritudo enim creaturae nihil est aliud quam similitudo divinae. Notre ami était tout sauf un latiniste, et son geste pouvait être interprété comme un gage de modestie d’un homme qui devine une forte pensée (la beauté d’une créature n’est rien d’autre que sa ressemblance avec Dieu) sans pouvoir la traduire exactement, mais plus encore comme le signe d’une amitié qui nous liait, le thomiste Chavannes et nous. Toute sa vie a été parcourue par des lectures encyclopédiques dont il se gardait bien de faire parade, étant au fond d’une extrême réserve, mais dont il extrayait tout à coup, au détour d’une conversation, une remarque originale. Tout était objet de sa curiosité, non seulement la composition des nouveaux engrais chimiques qu’il envisageait d’utiliser dans son exploitation agricole de Bel-Air, ou les performances d’un nouveau type de tracteur, ce qui était bien naturel, encouragé qu’il était par son excellent maîtrevacher Armand Oguey, mais aussi les éléments de l’immense chantier qui allait transformer le paysage de Bel-Air, ou encore les différents modèles de chaise roulante qu’on lui proposait lorsque, avec l’âge, ce mode de déplacement lui fut imposé. Nous l’avons rarement entendu se plaindre, mais bien plutôt avons-nous été enclins à oublier ses propres tracas, en quoi justement il gagnait la partie, pour nous intéresser aux procédés qu’il avait mis au point pour en pallier quelque peu les effets.

Frank Mayor ne se prenait jamais au sérieux, et riait, non, nous prenait plutôt à témoin en riant de ses propres travers. A plus de nonante ans, plongé dans la lecture du Landamann Monod, ou bien des cours du Dr Tissot, il s’interrompait pour nous faire observer qu’il avait déjà confectionné 140 étiquettes pour les 140 tiroirs dans lesquels il pourrait enfin ventiler toutes ses archives: «…ça m’amuse, et je continue!» De fait toute l’exploitation de Bel-Air, et particulièrement les ateliers qui semblaient se dédoubler d’eux-mêmes au cour des années, donnaient l’impression d’un immense laboratoire mécano-agricole dont le patron inventait, avec une passion retenue, des problèmes que sa curiosité toujours en éveil lui suggérait, illustrant d’ailleurs cette passion par une série jamais terminée d’aphorismes que ses visiteurs pouvaient lire sur ses murs.

Ce portrait serait tout à fait insuffisant, si l’on ne montrait l’autre versant de cette curiosité, c’est-à-dire sa discrète et constante bienveillance, souvent dissimulée derrière des rebuffades faussement brutales que dut encaisser son entourage. Il a cherché toute sa vie à rendre service à autrui, en toute circonstance; et il nous a semblé que, devinant les besoins d’autrui, il pouvait offrir spontanément ses services, son expérience, ses conseils, avant même qu’on ne les lui demande. Cette bienveillance était fondée non seulement sur son intégrité morale, mais plus encore sur l’amitié qu’il portait à ceux qui l’entouraient, ses proches, les gens du village et, bien sûr, ses compagnons fondateurs du mouvement à qui l’on doit l’existence de La Nation, au premier rang desquels il faut évoquer Charles de Blonay, qui fut son voisin, et Marcel Regamey.

Peu avant de quitter Bel-Air, il nous arrête lors d’une visite pour nous faire lire sur le mur une nouvelle citation: «C’est où se trouve le doute que réside la vérité, car il est son ombre. – J.-F. Baley, 1647-1705», et il ajoute: «J’aime cette phrase, car je doute toujours; non pas que j’hésite, mais je me dis: est-ce possible qu’il y ait de si grandes choses… évidemment, ça empêche les grands enthousiasmes.» Il avait 95 ans.

A sa famille, particulièrement à Anne et Jacques Janin et leurs enfants, ainsi qu’à Guy Mayor et son fils, nous disons notre très vive et amicale sympathie, les assurant que nous perpétuerons la mémoire de M. Frank Mayor.

DANIEL LAUFER


Les actifs et les autres Beaucoup de nos lecteurs n’ont peut-être jamais entendu parler de Frank Mayor. Ils n’ont jamais lu sa signature au bas d’un article ou d’un courrier de lecteur à la grande presse. Il n’a pas été secrétaire d’un référendum ou d’une initiative. Il n’a pas tenu d’exposé aux XXII Cantons ou au Vieux Lausanne. Et pourtant, quoique discret, il a joué un rôle important dans la vie de notre Mouvement.

Les actifs et les combatifs se préoccupent constamment du Canton de Vaud tel qu’il existe aujourd’hui, avec ses problèmes de personnes et d’institutions. A raison: même si notre Canton est très éloigné de ce qu’il pourrait être, il mérite tous nos soins. La Nation y est vouée, comme les Cahiers de la Renaissance vaudoise et nos actions politiques. Mais l’action épuise. Immergé dans les exigences lourdes et matérielles de l’action directe, l’actif est toujours tenté de perdre de vue les finalités lointaines de la politique. Il risque parfois de sacrifier l’essentiel à une réussite particulière, sans doute importante, mais pas vitale. L’action, par les émotions qu’elle suscite, le temps qu’elle prend et le souci de chaque détail qu’elle impose, prend vite toute la place et finit par devenir un but en soi.

De là l’importance de ceux qui regardent les choses avec une certaine distance. Ils ne sont pas indifférents, le souci du bien commun est présent à leur esprit. Mais ils ne prennent pas une défaite comme une catastrophe ni une réussite comme un départ pour la goire. A ceux qui sont engagés dans le concret du court terme, ils rappellent que le pays a survécu à pas mal de mésaventures et qu’on peut lui faire confiance pour continuer.

Même très âgés et fatigués, même malades, ces contemplatifs exercent, par leur seule présence, par leur seule existence, un effet à la fois calmant et tonique.

Frank Mayor était de ceux-là.

OLIVIER DELACRÉTAZ

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*


 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: