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La responsabilité sociale des entreprises

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1891 18 juin 2010
Le Centre Patronal a organisé il y a quelques jours un forum sur la notion de responsabilité sociale des entreprises (RSE). La rencontre faisait suite à la publication par lui-même et la Fédération des Entreprises Romandes sises à Genève d’une brochure sur le même thème rédigée pour l’essentiel par la Fondation Philias.

Dans son allocution d’ouverture, M. Christophe Reymond a souligné que la plupart des patrons faisaient du social comme M. Jourdain de la prose, sans vraiment le savoir. L’intérêt de la brochure est de formuler explicitement cette notion et de la détailler d’une façon systématique.

Mme Sandra Mayland, représentante de Philias, M. Daniel Amrein, consultant en «management durable» et M. François Schaller, rédacteur en chef de L’Agefi, se sont exprimés devant une centaine de participants. La première a repris les thèmes principaux de la brochure, le second a présenté les mécanismes d’un audit, le dernier a narré par le menu les péripéties juridiques et humaines d’un mini licenciement collectif.

Les orateurs ont montré que la question de la responsabilité sociale de l’entreprise se pose de façon diverse selon qu’il s’agit des collaborateurs, des actionnaires, des fournisseurs, des clients, des concurrents, des associations professionnelles et des pouvoirs publics. Ce qui est constant dans toutes ces approches, c’est la perspective à long terme et la loyauté dans les rapports entre les parties prenantes.

Sur un point essentiel, tous les participants sont tombés d’accord. L’entreprise doit d’abord vivre, c’est-à-dire dégager des bénéfices. L’engagement social d’une entreprise est sans avenir s’il ne repose pas sur une bonne situation financière. Lors du débat, une personne présente a déclaré que «la responsabilité sociale de l’entreprise consistait principalement à engranger des bénéfices»!

Autre point fondamental de convergence entre les intervenants, le souci social n’est pas quelque chose de surajouté, comme si l’entreprise n’était qu’une organisation rationnelle de la production exprimée en termes de salaires, de prix de vente et de bénéfices, qu’on badigeonnerait d’un peu d’éthique, comme le pharmacien enrobe la pilule amère d’une couche de sucre. Le social fait partie intégrante de l’entreprise bien conduite. En ce sens, on pourrait dire cyniquement que rien n’est plus rentable que l’éthique.

Il en va d’ailleurs de même pour toute activité humaine. L’éthique n’est pas un ajout extérieur, mais l’expression, sous la forme de normes abstraites, des exigences naturelles de cette activité. Le serment d’Hippocrate, par exemple, exprime la nature même de la pratique médicale dans sa perfection, non un supplément de bons sentiments.

Tirée à plus de cinquante mille exemplaires, la brochure a rencontré un grand succès. La notion de responsabilité sociale de l’entreprise est évidemment plus alléchante que la direction à l’américaine, qui ne voit dans l’employé, du haut en bas de la hiérarchie, qu’un pion interchangeable dont on s’assure l’engagement maximal en lui imposant un mélange d’objectifs inatteignables, de primes à la productivité et de menaces de licenciement.

La pensée écologique a redécouvert l’interdépendance des choses, réalité négligée par la pensée technocratique qui prétend régler chaque question pour elle-même. Cette redécouverte a fait naître dans la population une disposition d’esprit favorable à l’idée d’une responsabilité sociale de l’entreprise. En ce sens, la brochure vient à son heure.

Mais l’expérience que nous avons des pesanteurs sociales et législatives nous fait un devoir d’attirer l’attention de ses auteurs sur les dérives possibles, voire probables de la RSE.

En particulier, il ne faudrait pas, au nom de l’interdépendance retrouvée, négliger l’autonomie de l’entreprise et les libertés de l’employé. Or, même si les mesures de RSE sont prises sur une base volontaire, elles tendent à devenir des obligations, y compris et peut-être surtout pour les grandes entreprises. Dans la perspective des commandes de l’Etat, en effet, celles-ci se voient contraintes de se plier à l’idéologie écologique et sociale officielle et par conséquent d’entrer dans le jeu de la RSE. Quel que soit leur avis sur le fond, la RSE s’impose à elles comme une part de leur communication. Et forcément, elles amélioreront encore leur «image» en faisant savoir qu’elles ne sous-traitent qu’à des entreprises respectant elles aussi les normes RSE. La brochure le signale d’ailleurs explicitement. A la rubrique «Pourquoi m’engager?», elle répond notamment que «ne pas m’impliquer suffisamment pourrait par exemple me faire perdre des contrats si mes conditions de production ne sont pas conformes aux exigences des grandes entreprises, déjà fortement soumises aux pressions de la société civile». Un peu plus loin, on lit cette recommandation: «Veiller à ce que mes sous-traitants et mes fournisseurs respectent les mêmes normes et les mêmes principes que mon entreprise».

On a donc de bonnes raisons de craindre le développement d’un réseau RSE de contraintes réciproques au détriment de l’autonomie des entreprises. On peut craindre du même coup que le respect des normes RSE ne devienne une condition pour l’attribution des marchés publics, voire, au fil des ans, une obligation légale tout court, à l’image de l’extension de la force obligatoire des contrats collectifs.

On nous objectera que la RSE ne vise qu’à optimiser les conditions de fonctionnement de l’entreprise. Ce serait vrai si les recommandations se limitaient strictement à la responsabilité de l’entreprise directement liée à son activité.

Mais la brochure plaide pour une responsabilité plus ample. Elle appelle par exemple l’entreprise à «favoriser le recrutement, l’intégration et l’évolution dans l’entreprise des femmes et des jeunes, des groupes ethniques minoritaires, des personnes de plus de cinquante ans et des personnes en situation de handicap». Heureuse sans doute la région qui peut compter sur de telles entreprises! Mais il n’est pas absurde de penser, là aussi, que cette politique volontaire de «discrimination positive» en matière de recrutement pourrait prendre la forme d’un usage contraignant, voire d’une loi qui l’imposerait sous la forme de quotas. On léserait alors gravement la liberté d’embaucher de l’entrepreneur.

La RSE, nous dit-on encore, c’est «encourager [les] collaborateurs à participer à une action verte (nettoyage du lac, maintien de réserves naturelles, etc.)» ou encore «faciliter la participation des collaborateurs à la vie locale (vie associative, institutionnelle, judiciaire, politique, militaire, etc.) par des congés ou des aménagements du temps de travail». Là de nouveau, il n’y a rien à dire, même si ces recommandations ont un parfum légèrement paternaliste. Mais on sort de la responsabilité proprement entrepreneuriale. Sous réserve du service militaire, qui est une obligation constitutionnelle et pour lequel il est normal que l’employeur consente des facilités, il ne revient pas à l’entreprise de se faire le recruteur de la collectivité pour des travaux sociaux ou écologiques bénévoles. Chacun son rôle! En outre, on peut craindre que cette participation des employés, utile pour l’«image» de l’entreprise, ne devienne un critère interne de promotion voire une condition pour la conservation de l’emploi. L’entreprise n’a pas à participer à l’intégration de ses employés à la collectivité. Elle n’a pas non plus à les encourager à faire ceci ou cela durant leur temps libre. Le temps libre de l’employé lui appartient.

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