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(Re)lire La légende du football de Georges Haldas

Lars Klawonn
La Nation n° 1891 18 juin 2010
Ça y est. C’est parti. La dix-neuvième Coupe du monde des Nations se déroule actuellement en Afrique du Sud. En réalité, elle a commencé bien avant. Depuis au moins Noël, l’incroyable battage médiatique est allé crescendo avec mission de nous conditionner à cet événement. Tout semble prémédité, calculé, faussement pathétique. On essaie de produire l’émotion avant même l’événement. Je fais partie de ceux qui aiment le football. J’aime le jeu dans sa dimension concrète. Il s’agit avant tout d’un affrontement réel entre deux équipes sur un terrain concret. Au pire, c’est une bataille physique sans merci, au mieux, un enchantement.

Il y a ceux qui décrient cette compétition en accusant l’argent roi de pervertir la beauté du jeu et de corrompre l’esprit d’attachement et de dévouement au club auquel un joueur appartient; il y a ceux qui, en bons soldats de la morale hygiéniste, nous rebattent les oreilles de la valeur d’exemple du football, cette fameuse «valeur éducative et sociale» en laquelle ils aiment tant croire comme à un remède infaillible contre certains maux récurrents: violence urbaine, racisme, délinquance juvénile, et j’en passe. Pourtant un certain nombre de chercheurs mettent en doute le supposé lien bénéfique entre pratique sportive et délinquance en allant jusqu’à établir que le sport se pratique aussi pour développer des capacités physiques utiles à la délinquance de rue1. À l’évidence, ce genre d’études heurte les militants de la cause sociale. Nos gentils philanthropes de gauche préfèrent fermer les yeux plutôt que de remettre en question leur idéologie du sport comme moyen d’intégration.

Il y a ceux-là, et il y a Georges Haldas. L’écrivain genevois est un passionné du football, sport qu’il a pratiqué dans sa jeunesse. En 1981 a paru La légende du football2. Dans cet essai littéraire, Haldas parle lui-même de chronique; il est question du football, de l’art et de la vie.

Haldas nous rappelle que le football, c’est avant tout un jeu. C’est aussi une affaire sérieuse. L’un n’empêche pas l’autre. C’est un jeu terriblement sérieux, entre préaux, terrains vagues et stades remplis de spectateurs. L’écrivain cherche à comprendre la fascination que suscite le football. A quoi cette fascination tient-elle? Résumons cela en trois points.

Premièrement, il y a la qualité des gestes techniques. Le contrôle de balle, la passe, le dribble, le tir au but, le crochet, la feinte, le jeu de tête, le coup franc, etc. La maîtrise de ces gestes mille fois répétés à l’entraînement «comme pour un virtuose en musique» mène à l’exploit. C’est-à-dire au dépassement. Un geste parfaitement réussi met le public en délire, ce qui, à son tour, porte le joueur vers le but adverse. «Un grand footballeur ne peut improviser, le moment venu, que dans la mesure où, supérieurement préparé, il est comme affranchi de la technique.» Percevant la rumeur de la foule dans les gradins et les tribunes, les chants, les encouragements, les clameurs, le joueur est, comme le dit Haldas, dans «un état second». «Ne sentant plus son corps», il se dépasse et il est alors «véritablement inspiré». Il fait «l’expérience du génie créateur», il vit ce que vit «tout artiste investi d’une force qui lui dicte, en quelque sorte, ce qu’il a à faire.»

Deuxièmement, il y a les péripéties, les retournements fulgurants. Par exemple, une attaque qui échoue à laquelle, dans l’instant même, succède une contre-attaque; un penalty que le gardien, ô exploit héroïque, arrête; une équipe qui prend deux buts avant de remporter le match à dix contre onze. Ce sont ces renversements de situation qui tiennent le public en haleine, cette mobilité extrême, ce «devenir continuel». Avec aussi des retombées, des temps morts qui font partie intégrante du spectacle. «On est engagé dans [… ] une aventure, dont on ne sait pas où elle va nous mener. Une aventure que l’on suit mais dont on n’est plus maître. Et où l’imprévisible […] est roi.» Là, c’est le jeu qui produit l’émotion, c’est le jeu, et le jeu seul, qui fait «sortir le public de ses gonds.» Cela dépasse les deux camps que représentent les supporters des deux équipes opposées. Il y a selon Haldas une «unanimité dans l’émotion primordiale, antécédente aux réactions passionnelles ou chauvines, qui constitue un des caractères fondamentaux du phénomène football.»

Troisièmement, l’engouement pour le football s’explique aussi par un retour à l’enfance. En effet, pour Haldas, la passion pour ce sport trouve son origine dans la jeunesse. Il part de l’idée que la plupart des spectateurs ont, comme lui, pratiqué le foot dans leur jeunesse. En assistant à un match, le spectateur ne fait pas qu’assister à un match, il le vit de l’intérieur. Tout ce qu’il voit sur la pelouse fait vibrer en lui les sensations qu’il a vécues lors des matchs de «foot sauvage» entre copains, après l’école, sur un terrain quelconque, avec des buts improvisés. On jouait jusqu’à l’épuisement, en s’oubliant, en oubliant l’heure, en oubliant de rentrer, s’exposant même ainsi, c’était inévitable, aux réprimandes de ses parents. En fait, le spectateur se voit lui-même sur le terrain. Nourri de ces puissantes réminiscences, il revit toutes les émotions des joueurs. Le temps d’un match, il revit les émotions de sa jeunesse. Même si la nature des spectateurs a passablement changé depuis la parution de ce livre, l’argument reste toujours valable.

Dans l’emballement hystérique général que produit le plus grand événement planétaire, La légende du football nous offre une véritable bouffée d’air frais. Le jeu, comme la vie, risque d’être occulté par des intérêts divers, la politique, les médias, la publicité, le tourisme, la surenchère. On parle de tout sauf du jeu. Ce livre est extrêmement bienfaisant parce qu’il permet de remettre les idées en place; il permet de renouer avec la vraie passion un peu délirante du ballon rond. On comprend mieux comment le football parvient à vivre et à survivre au sein de cette Coupe du monde; on comprend mieux comment il réussit toujours, même si ce n’est pas à tous les coups, à respirer, à créer du jeu, à inventer, à émouvoir lorsque tout semble déjà créé, inventé, prédéterminé dans une organisation gigantesque où absolument rien n’est laissé au hasard; on comprend mieux comment l’imprévu, source de tout spectacle authentique, peut toujours surgir du milieu d’un événement où tout est calculé au millimètre. On comprend mieux certes, mais cela reste néanmoins proprement miraculeux.


NOTES:

1 Sebastian Roché, le Frisson de l’émeute, Seuil, 2006.

2 Réédité à L’Age d’Homme, coll. Poche suisse, 1990.

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