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L’armée, nécessaire et impossible

Jacques Perrin
La Nation n° 1902 19 novembre 2010
En tant qu’il est aussi un animal, l’homme dispose d’une énergie immense pour se conserver et se reproduire, mais son instinct n’est pas sûr. Sa force se manifeste d’une manière excédant parfois la dépense qu’exige la perpétuation de l’espèce. Certains considèrent avec raison que l’être humain est un animal dénaturé.

Pour compenser sa détresse première et son inadaptation – il passe de longues années pris en charge par ses géniteurs et ne peut se reproduire que vers douze ans – l’humain coopère avec ses semblables. Il vit dans des familles et des cités où l’intelligence collective assiste son instinct vacillant. Des moeurs et des lois réglant la vie commune canalisent la violence dont il est capable.

L’art de préserver et d’organiser l’existence d’une communauté s’appelle la politique. La police est l’instrument à disposition des gouvernants pour maintenir l’ordre interne à la cité. L’armée constitue l’ensemble des forces militaires lui permettant de défendre ses intérêts face à des voisins hostiles. Armée et police sont nécessaires pour discipliner la force vitale qui menace, chez l’être humain, de dégénérer à tout instant en violence anarchique.

Presque tous les peuples de la terre ressentent la nécessité d’une armée. Une majorité des Suisses est encore favorable à l’armée de milice.

Chez les «élites» en revanche, ce sentiment s’émousse.

Interviewé dans l’Hebdo, le commandant de corps Andrey dit attendre des autorités politiques qu’elles fixent une mission principale à l’armée et qu’elles lui allouent les moyens financiers de l’accomplir.

Il se trouve que la plupart des politiciens s’occupent des questions militaires lorsque des menaces évidentes planent, autrement dit trop tard. Ce n’est pas nouveau. En démocratie, au commencement d’une guerre, les armées sont rarement prêtes au combat. On y dénigre la diplomatie et la défense, tenues pour des activités de second ordre, alors qu’on les considérait jadis, en plus de la justice, comme les tâches régaliennes de l’Etat, celles auxquelles le roi ne pouvait se soustraire. On nous répète que les conseillers fédéraux débutant dans le métier ne voudraient pour rien au monde diriger le département de M. Maurer ou celui de Mme Calmy-Rey.

Comment expliquer ce désintérêt profond?

La cause la plus générale est que personne ne veut plus avoir affaire avec la part animale et communautaire de l’humain. On ne veut plus entendre parler ni de territoires ni de luttes pour la survie ni de violence. Cela se comprend car les conflits du XXe siècle ont dépassé en horreur tout ce que les peuples occidentaux pouvaient imaginer. Personne n’a envie de faire la guerre. Ceux qui l’aiment sont rares, mais ils existent. Ce petit fait tend à montrer que la guerre n’est pas le mal absolu. Elle a peut-être un sens qui nous demeure caché (nous avançons là, c’est le cas de le dire, en terrain miné…).

Certains idéologues, par exemple les socialistes suisses en congrès, se disent qu’il faut supprimer l’armée – et par la même occasion la Confédération – parce qu’elle risque de causer la guerre, de même que l’arme à la maison incite au meurtre ou au suicide. Sans nation, pas d’armée; sans armée, pas de guerre!

C’est prendre le problème par le mauvais bout. Ni les nations, surtout les petites, ni les armées n’engendrent les conflits, au contraire, elles en limitent l’extension et la sauvagerie. La politique conserve les cités en vie, par la diplomatie d’abord, puis par la force si besoin est, représentée par une armée régulière, organisée et disciplinée, soumise à un code d’honneur et à des conventions internationales. Des bandes informes, des mafias ou des entreprises privées auxquelles les provinces de l’empire universel confieraient les conflits en sous-traitance remplaceraient vite les armées évincées.

La plupart des politiciens ont une vue utopiste de l’humanité. Un jour, celle-ci sera réconciliée avec elle-même. Pour les socialistes, l’homme est naturellement bon, mais les inégalités, notamment économiques, altèrent cette bonté. Quand elles auront été aplanies, l’homme retrouvera l’état de nature. Il n’y aura plus de violence.

Les libéraux, eux, considèrent les hommes comme plutôt mauvais. Ils pensent pourtant aussi qu’une société civile mondiale les unira un jour. Des échanges commerciaux sans frontières et fréquents (le «doux commerce» de Montesquieu), encadrés par les principes du droit international, adouciront les caractères. La libre concurrence et le sport (les jeux du cirque?) se substitueront à la guerre. Le droit remplacera la force. Néanmoins une police mondiale, constituée par les armées nationales reconverties en contingents de sécurité, restera nécessaire quelque temps afin de résorber les bouffées résiduelles de violence.

Les conceptions socialiste et libérale sont toutes deux antipolitiques. La politique suppose des communautés dont les chefs portent la responsabilité. Elle suppose un territoire à défendre. Elle suppose qu’on distingue ses amis de ses ennemis, les autochtones des étrangers.

La conception moderne, qui penche pour le multiculturalisme et considère la violence comme l’expression d’un malentendu, n’admet d’ennemis que provisoires. Quand tous les états dictatoriaux, totalitaires ou simplement «voyous» se seront convertis à la démocratie onusienne, la notion d’inimitié disparaîtra. Comme sur le réseau Facebook, les amitiés s’accumuleront par un effet «boule de neige».

Le mot «sécurité» s’impose comme l’un des plus prisés du vocabulaire. Associé à celui de «gouvernance», il permet d’ignorer les aspects désagréables de la violence et du pouvoir. Comme le disait l’ex-commandant de corps Keckeis, l’armée «produit de la sécurité». Les ministères de «la guerre», de «la défense» ou «des armées» se transforment en départements de la sécurité. «La sécurité est un secteur en forte croissance», nous dit le quotidien Libération du jeudi 7 octobre. On veut des généraux diplômés de troisième cycle en matière de «politique de sécurité».

Cette obsession de la sécurité vient peut-être de la féminisation de la société, la femme étant censément douée d’un instinct protecteur spécifique. Le monde est comme un foyer géant, relevant non plus des vertus martiales mais de l’économie domestique.

Ce qui est sûr, c’est que les politiciens deviennent des gestionnaires pour lesquels il est électoralement plus avantageux de distribuer la richesse à disposition que d’évoquer les menaces politico-militaires qui planent sur la vie même de la cité. Une bonne gestion de l’éducation, de la «prévention des conflits» et de la recherche scientifique en neurobiologie et en polémologie devrait mettre une bonne fois la violence universelle sous l’éteignoir.

Les enseignements de l’histoire ne comptent plus. on est entré dans une ère nouvelle, sans rapport avec un passé barbare et honni.

En 1989, la chute du Mur de Berlin a donné l’illusion d’une paix perpétuelle. La menace islamiste l’a à peine dissipée. Depuis cette date, l’armée suisse n’a cessé d’être secouée. Il est extraordinaire qu’elle existe encore. Il faut admirer les miliciens et les instructeurs professionnels qui ne baissent pas les bras. Les temps sont durs pour eux. Utopie multiculturelle, dépolitisation, féminisation, rejet du passé, haine de soi: les éléments se sont ligués contre les armées. Le commandant de corps Andrey risque d’attendre longtemps des missions claires et des moyens.

L’histoire méprisée enseigne que les armées sont nécessaires. L’idéologie les juge superflues et leur rend la vie impossible.

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