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La fleur au fusil des autres

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1908 11 février 2011
Le regard béat, excité et moralisateur que nous portons sur les Tunisiens et les Egyptiens nous en apprend plus sur nous mêmes que sur eux. Nous en faisons a priori les vecteurs inspirés de l’esprit démocratique. Nous les admirons, «en colère», indignés par «la corruption» et «assoiffés de liberté». Nous nous délectons, du haut d’un hélicoptère, de voir leurs manifestations publiques, bien entendu «spontanées», se répandre dans la ville en lentes et irrésistibles vagues. Nous les voyons comme un bain de jouvence politique purifiant les cloaques du pouvoir et aplanissant les sentiers de la justice.

D’un côté, il y a le bien, le droit, la paix, et de l’autre, le mal, accapareur et despotique, comptant encore sur les forces bestiales de la police et de l’armée, mais d’ores et déjà frappé à mort par le déploiement irrésistible de «la rue». Le télévision passe discrètement sur les magasins fermés, les vitrines brisées, les pillages. Ces insignifiants dégâts collatéraux ne sauraient troubler la fête. Le jasmin n’a pas d’épines.

C’est, pour les commentateurs occidentaux, une évidence que le président Hosni Moubarak, après M. Ben Ali et en attendant d’autres potentats nordafricains, doit démissionner sans délai. Nous attendons en piaffant la création d’un comité provisoire, composé de toutes les tendances, qui mettra sur pied un gouvernement de transition. Celui-ci organisera des élections libres… et le tour sera joué.

On minimise l’ampleur des incertitudes quant à l’avenir. Car rien ne nous dit que le «processus démocratique» aboutira. Et s’il aboutit, il n’est pas sûr que ce sera un gain pour la population. Peut-être que la Tunisie va continuer à s’enfoncer dans le chaos et déboucher sur un régime plus dur et pas moins coûteux. Et peut-être qu’Hosni Moubarak arrivera à calmer le jeu et à reprendre le contrôle. Ou peut-être qu’il se verra contraint de se retirer, au risque du chaos qu’il annonce. Une prise de pouvoir des Frères musulmans, la force en présence la plus cohérente et la plus déterminée, doit être envisagée. Elle doit l’être d’autant plus qu’au moment où nous corrigeons les épreuves de cette Nation, nous apprenons qu’Al-Qaïda appelle les manifestants égyptiens à entamer la guerre sainte et à ignorer «les chemins décevants» de la démocratie et du «nationalisme païen pourri». Cela pose immédiatement la question de l’avenir des chrétiens dans la région. L’attentat contre l’Eglise copte d’Alexandrie ne pousse pas à l’optimisme. Dimanche dernier, les pasteurs vaudois ont lu en chaire le communiqué alarmant d’un pasteur travaillant au Caire et à Alexandrie: «Nous avons dû arrêter les activités pastorales et demander aux paroissiens de rester cloîtrés chez eux pour raison de sécurité.» Et qu’en sera-t-il, autre question cruciale, de la paix entre l’Egypte et Israël? Anouar el-Sadate l’a signée à la grande fureur des autres Etats musulmans. Hosni Moubarak, considéré lui aussi comme un traître par les islamistes, l’a respectée. Si son successeur est antisioniste, ou simplement faible, cette paix volera en éclats.

Le président Obama, renouvelant le lâchage en traître du Shah d’Iran par Jimmy Carter (autre prix Nobel de la paix!), presse publiquement le chef d’Etat égyptien de partir, passant à la trappe trente années de collaboration politique. Tout en condamnant vertueusement toute forme d’ingérence, les vingt-sept Etats de l’Union européenne exigent la mise sur pied immédiate d’un gouvernement de transition: «Refuser le processus démocratique au nom de la peur de l’intégrisme n’est tout simplement pas acceptable», disent-ils.

En réalité, la seule question est de savoir ce qui est le plus acceptable pour les pays concernés. Et c’est à eux seuls, à l’exclusion de toute pression et de tout conseil extérieurs, qu’il revient de décider ce qu’ils doivent faire, et comment. Mais l’Européen reste colonialiste, et l’Américain impérialiste.

Dans un article intitulé «Démocratie d’abord»1, Mme Ariane Dayer déclare en évoquant une prise de pouvoir par les Frères musulmans: «Il n’en faut pas plus pour que certains analystes prédisent une iranisation du pays. Et un avenir sanglant dans les rapports que développerait alors l’Egypte avec Israël. Le risque est énorme, en effet, mais nous donne-t-il le droit de snober ou de redouter l’élan démocratique égyptien?» Et plus loin: «Elle (la démocratie, réd.) passe avant le reste.»

Tout en revendiquant pour nous une société «zéro risque», nous incitons des populations entières à prendre le risque majeur de la guerre civile, avec son cortège sans fin de décomposition sociale, de faillites, de chômage, de règlements de compte, de délation, de meurtres faciles et de luttes sanglantes pour le pouvoir. Serait-ce que, à nos yeux, ces dommages ne sont rien face au spectacle émoustillant de la démocratie en marche?

 

NOTES:

1 Le Matin Dimanche du 6 février dernier.

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