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Historiquement correct

Jean-François Poudret
La Nation n° 1908 11 février 2011
Sous ce titre, l’écrivain français Jean Sevillia veut en finir «avec le passé unique»1, c’est-à-dire avec une vision stéréotypée et mythique de l’histoire qui ne correspond précisément pas à la vérité historique. Dans la mesure où elle n’est pas le fruit d’une tromperie délibérée, cette déformation provient souvent d’une interprétation du passé selon des critères d’aujourd’hui, donc anachroniques. Ainsi, le recours à des qualificatifs tels féodal, absolutiste, fasciste, dont le sens a été altéré, ou pis encore en méconnaissant délibérément les circonstances dans lesquelles tel événement s’est produit. En effet, comme l’écrit Sevillia, «médiatiquement, l’anachronisme est payant».

Cette approche est non seulement contraire aux devoirs élémentaires de l’historien, mais elle est très largement utilisée à des fins politiques, principalement par les auteurs de gauche qui proclament la supériorité du présent, voire du futur radieux, sur le passé, donc le progrès garanti. Comme le relève l’auteur, «le politiquement correct gomme la complexité de l’histoire. Il réduit tout à l’affrontement binaire du Bien et du Mal, mais un Bien et un Mal réinterprétés selon la morale d’aujourd’hui. Dès lors l’histoire constitue un champ d’exorcisme permanent… Des personnages, des sociétés et des périodes entières sont ainsi diabolisés.»

Les hommes politiques et de façon plus générale les médias cadrent leurs propos par rapport à des représentations du passé qui sont fausses, parfois même qu’ils savent fausses. Ils se dispensent ainsi de rechercher la vérité historique, tâche certes ardue qui se concilierait mal avec leur souci de convaincre à bon compte.

L’ambition de Sevillia «est d’offrir une synthèse des recherches les plus récentes sur les thèmes formant la matière des préjugés, des idées reçues et des lieux communs dans le domaine historique». Cela sans craindre de prendre parti. Aussi la majorité des exemples qu’il a puisés dans l’histoire de France jusqu’à nos jours sont-ils principalement imputables aux idéologies de gauche. Malgré le caractère franco-français et un certain parti pris, nous estimons que cet ouvrage apporte une réaction roborative au poids toujours plus insupportable que la pensée unique fait peser sur notre civilisation.

A juste titre, Jean Sevillia prend comme premier exemple «la féodalité» ou plus exactement le Moyen-Age. Celui-ci est en effet constamment invoqué pour désigner une société «obscurantiste», inculte, voire brutale et inhumaine. «Aujourd’hui, veut-on stigmatiser les moeurs des Talibans ou l’obscurantisme des Mollahs iraniens, le monde médiéval est invoqué.» Quant à la féodalité, elle évoque une société impitoyablement hiérarchique, inégalitaire, bafouant les droits de l’Homme. Ne qualifie-t-on pas de «barons de l’économie» les financiers qui dominent celle-ci? Ces abus de langage sont d’autant moins excusables que, depuis un siècle au moins, les historiens ont largement éclairé la société médiévale sous ses divers aspects. Cela non seulement en France, mais également dans notre pays. Jusqu’à une époque récente, la période médiévale ou «savoyarde» de l’histoire vaudoise était privilégiée par rapport à d’autres époques, comme l’atteste l’abondance des publications. N’est-il d’ailleurs pas paradoxal qu’à une époque où l’histoire médiévale jouit d’un véritable engouement, les adeptes de «l’historiquement correct» présentent le Moyen-Age sous le jour le plus noir? Ainsi, ce dossier «pédagogique» tendant à convaincre les écoliers français que «le djihad représente une réponse des musulmans aux violences des Croisades et un devoir religieux».

Certes, la démonstration est moins évidente pour plusieurs des dix-huit exemples retenus par l’auteur (Inquisition, colonisation de l’Amérique, guerres de Religion), car le Bien et le Mal sont ici moins tranchés, de telle sorte que «l’historiquement correct» comporte une part de vérité. L’auteur n’en disconvient pas et cite même certains exemples qui compensent un peu les abus invoqués pour noircir ces pages du passé.

Plus proches de nous, les philosophes des Lumières, Voltaire en tête, passent pour les champions de la liberté de pensée et de la tolérance. Ils incarnent la modernité face à l’absolutisme de l’Ancien-Régime. Ainsi, un autre manuel scolaire français leur prête «l’intention d’éclairer le peuple et d’assurer le bonheur du plus grand nombre des hommes». Jean Sevillia ose s’en prendre à ce tabou et passer cette tolérance au crible de la critique historique, révélant beaucoup d’intolérances. Leur «dénominateur commun, c’est leur regard optimiste sur l’être humain. Ils croient au progrès, c’est-à-dire à la supériorité de l’avenir sur le passé.» Leur pensée «aboutit à remettre en cause tous les principes religieux et politiques qui constituaient les fondements de la société: contre la croyance, le doute; contre l’autorité, le libre-arbitre; contre la communauté, l’individu». En réalité, si les philosophes définissent la tolérance, c’est par son contraire: le fanatisme! Est décrétée fanatique toute pensée reposant sur des dogmes. Leur tolérance dissimule mal l’antisémitisme et le racisme de ces philosophes. «Le peuple des Lumières, le peuple idéal, c’est le peuple sans le peuple.»

Nous ne nous arrêterons pas au chapitre consacré par Sevillia à l’Ancien- Régime, la Révolution et la Terreur, non seulement parce qu’ils ont été suffisamment élucidés, mais parce qu’ils sont abordés ici dans une perspective exclusivement française, qui n’est pas la nôtre. Rappelons simplement que la commémoration du Bicentenaire, qui devait dans l’esprit du président Mitterrand établir une fois pour toutes la légitimité et les bienfaits de la Révolution, a tourné court, de nombreux travaux érudits ayant établi le contraire. Moins connue et encore plus étrangère à notre histoire, la Commune de 1871 est une résurgence inversée de la Terreur: le XIXe siècle finit dans un bain de sang.

Dans un chapitre consacré aux rapports entre catholiques et ouvriers, l’auteur montre que les socialistes n’ont pas été seuls préoccupés de la condition ouvrière. Parmi les grandes figures de ce catholicisme social, rappelons La Tour Du Pin et Monseigneur Mermillod, évêque de Lausanne. Malgré l’appui du Pape Léon XIII, ce mouvement n’a toutefois guère prospéré. Aussi Jean Sevillia doit-il reconnaître que, «si on avait écouté ces esprits lucides et courageux et si la bourgeoisie de la Révolution industrielle n’avait pas montré une telle indifférence à la question ouvrière, la France n’aurait peut-être pas hérité de cette maladie qui consiste à aborder tout litige social par la voie du conflit» et, ajouterons-nous, la descente dans la rue.

Jean Sevillia aborde ensuite le problème de l’esclavage, particulièrement florissant à l’époque des Lumières, dont la gauche s’attribue néanmoins le mérite de l’avoir aboli, puis les autres «anti» -sémitisme, -militarisme et -cléricarisme, donc inévitablement l’affaire Dreyfus. Lionel Jospin n’hésitait pas à affirmer devant le Parlement, comme vérité évidente: «On sait que la gauche était dreyfusarde.» Voilà le procédé réducteur typique qui altère le passé pour séparer les bons – la gauche dreyfusarde – des mauvais – la droite antidreyfusarde. Or, en tout cas jusqu’à l’entrée en scène de Zola, les esprits sont partagés sur la culpabilité de Dreyfus. Sevillia relève que, par son attachement indéfectible à l’armée et à la patrie – car c’est avant tout cela qui est en jeu –, Dreyfus aurait pu être «antidreyfusard»!

Si le pacifisme de l’entre-deux-guerres est largement partagé, d’où ce sous-titre «1938, droite et gauche, tous munichois», les pages consacrées par l’auteur au fascisme et à la collaboration mériteraient une analyse approfondie qui n’a pas sa place ici. Il en va de même de la division des Français entre résistance et collaboration. On ne saurait en tout cas se contenter de renvoyer les uns dans le camp du Bien et les autres dans celui du Mal, d’autant que les sentiments de la plupart des Français envers le Maréchal ont évolué de 1940 à 1944, voire au-delà. L’ouvrage se termine par deux sujets bien éloignés l’un de l’autre, mais faisant tous deux l’objet d’une condamnation hâtive: d’une part, le silence de Pie XII à l’égard du nazisme et de l’extermination des Juifs, d’autre part la guerre d’Algérie. Là encore, l’auteur critique la version officielle avec des arguments suffisants pour remettre en question «la légende dorée de la gauche française».

Reposant sur une documentation considérable, cet ouvrage remet utilement en question la version officielle et «historiquement correcte» de plusieurs événements capitaux de l’histoire de France et même, dans une certaine mesure, de la nôtre. Même s’il n’échappe pas aux partis pris qu’implique une telle remise en question, il montre combien il est dangereux de se soustraire au devoir d’objectivité de l’historien, qui doit en particulier replacer les événements dans leur contexte. C’est sans doute dans cette perspective qu’il faut entendre la maxime du grand historien Pierre Nora, reprise par Jean Sevillia dans sa conclusion: «La mémoire divise, l’histoire unit.»

 

NOTES:

1 Historiquement correct, pour en finir avec le passé unique, éd. Perrin 2003, 455 p.

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