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Réflexions d’un ancien conseiller fédéral

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1911 25 mars 2011
Mardi dernier, au Cercle du Marché de Vevey, l’ancien conseiller fédéral Pascal Couchepin parlait des problèmes politiques de la Suisse. Comme tout homme politique qui vient de quitter l’arène électorale, M. Couchepin déguste la liberté de parole retrouvée. Il s’exprime avec humour et pugnacité. Il s’est recantonalisé et parle des Valaisans en disant «mes compatriotes». Débarrassé de l’aura de lassitude qui l’accompagnait les derniers temps de son mandat fédéral, il entame sa causerie à la hussarde en évoquant les problèmes internationaux actuels. Plus tard, interpellant par surprise un ami banquier partisan de lier le franc suisse à l’Euro, il ferraillera avec lui durant un réjouissant interlude politico-technique.

Trois des nombreux points abordés ont particulièrement retenu notre attention. Nous les restituons de mémoire et librement commentés.

Dans son tour d’horizon initial, l’orateur loue la capacité du peuple japonais de réagir sereinement et adéquatement aux imprévus les plus terrifiants. Dix jours plus tard, la remarque reste pertinente.

Réagir aux imprévus: la modernité est fondée sur l’idée que, de progrès en progrès, l’homme finira par maîtriser l’univers. L’imprévu, dans cette perspective, est insuppportable. Il l’est particulièrement pour les Suisses, obsédés par la sécurité à long terme. L’administration fédérale voue ses soins à nous préparer aux imprévus les plus imprévisibles… en les prévoyant tous avec, pour chacun, la solution adéquate et réglementaire. Ce n’est pas d’aujourd’hui: à l’époque de la cavalerie, des penseurs militaires avaient conçu un masque à gaz pour cheval. Le masque fut fabriqué et distribué, avec un manuel très complet. Seul imprévu: aucun cheval n’a jamais supporté qu’on le lui mette.

Au cours des années septante, dans le but de planifier exhaustivement le futur, l’administration fédérale publia de gigantesques «conceptions globales» dans les domaines des médias, des transports et de l’énergie. Lourdes de plusieurs kilos, ces études énuméraient secteur par secteur tous les imprévus possibles et toutes les solutions pour les cent prochains siècles. Elles prévoyaient tout, sauf ce qui s’est réellement passé. Aujourd’hui, rien n’a plus mal vieilli que ces textes naïvement tentaculaires.

Cette approche sectorielle et administrative de l’avenir se retrouve dans la certitude technocratique que les problèmes politiques peuvent être réglés pour eux-mêmes, indépendamment de toute considération d’intérêt général. C’est ainsi que, privés de vue d’ensemble à long terme, nous nous trouvons condamnés depuis vingt ans à courir après l’actualité, oscillant entre l’immobilisme poltron (M. Cotti et les fonds en déshérence) et l’activisme girouettique (Mme Calmy-Rey pour le reste).

A ceux qui veulent mettre l’avenir en boîte, M. Couchepin rappelle que «le hasard n’a ni conscience ni mémoire». Jour après jour, les Japonais montrent que la préparation la plus solide aux imprévus ne se trouve pas dans une vaine tentative d’OPA sur le futur, mais dans une certaine attitude morale nourrie des expériences du passé: force d’âme, maîtrise de soi, patriotisme vécu non comme une effusion romantique, mais comme l’affirmation personnelle d’une appartenance inaliénable à la nation et à son destin. Cette appartenance rend légitime, spontanée et efficace l’action collective de reconstruction.

Revenant aux affaires fédérales, M. Couchepin s’échauffe. A l’époque président de la Confédération, il avait obtenu que les débats du Conseil fédéral sur l’Union de Banques Suisses ne fassent pas l’objet d’un procès-verbal. La commission de gestion le lui avait reproché comme un acte antidémocratique1. Les Chambres viennent de décider que le procès-verbal des séances du Conseil fédéral sera désormais obligatoire. Cette décision indigne l’orateur: si un conseiller fédéral – c’est lui qui le dit – sait que ses propos sur tel sujet particulièrement brûlant seront connus du public, il tendra fatalement à se mettre en valeur et à parler dans la perspective d’une sanction médiatique. Il évitera de se plier à certains compromis, même s’il les juge adéquats, pour éviter de déplaire à son parti.

Il s’agit encore d’éviter les fuites. Un gouvernement doit maîtriser les termes exacts et le moment précis de la publication de ses décisions essentielles. Cette maîtrise est une condition de son efficacité. Nous ne doutons pas que, si la situation l’exige, le Conseil fédéral saura alléger le procès-verbal désormais obligatoire des éléments trop délicats.

Enfin, M. Couchepin s’est montré des plus réservé à propos de la réforme du gouvernement fédéral. Sans s’opposer à une prolongation de la présidence du Conseil fédéral, il juge suffisamment efficace le système actuel de concordance, qui exige à la fois la capacité de débattre et la volonté de trouver un arrangement. «On juge l’arbre à ses fruits», dit-il, en s’affirmant acrobatiquement «héritier des Lumières et du Christianisme». La concordance a permis une prospérité générale à nulle autre pareille. Pourquoi changer? Comme le dit à mi-voix une personne présente: «Il ne faut pas réparer ce qui n’est pas cassé…». M. Couchepin évoque l’UDC, estimant que celle-ci, quoiqu’elle se veuille le parti suisse par excellence, manifeste par son intransigeance une attitude étrangère à l’esprit suisse de concordance.

L’ancien ministre nous permettra de dire que la concordance a aussi ses défauts spécifiques. En particulier, le dialogue raisonnable et le compromis qui la caractérisent dissimulent une dérive permanente vers la centralisation fédérale et l’accroissement du pouvoir administratif. Nous disons qu’ils «dissimulent», peut-être serait-il plus juste de dire que la concordance repose précisément sur cette double dérive. La gauche n’accepte de participer au système que parce qu’il lui permet d’avancer en douceur dans le droit fil de ses perspectives unificatrices.

En ce sens, la concordance se révèle stérilisante pour la société et mortelle pour les Etats cantonaux. Nous aurions voulu interroger l’orateur sur ce point. Car il n’est pas exclu que pour M. Couchepin, radical hégélien de stricte observance, la rationalisation progressive de la société par l’action législative de l’Etat soit dans l’ordre des choses et, finalement, la seule vraie expression politique de la stabilité.


NOTES:

1 Cf leur Rapport du 30 mai 2010 sur les «autorités sous la pression de la crise financière et de la transmission de données clients d’UBS aux Etats-Unis».

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