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Camps

Jacques Perrin
La Nation n° 1931 30 décembre 2011
Chaque été, la Ligue vaudoise organise un camp, naguère à Valeyres-sous- Rances, aujourd’hui à Vers-l’Eglise (mais le nom de Valeyres est resté). Il s’agit de rassembler quelques jeunes gens pour les familiariser avec les idées du Mouvement de la Renaissance vaudoise et nouer des liens d’amitié politique.

L’auteur de ces lignes a participé à vingt-huit «Valeyres». Cette année, il y a évoqué des camps d’une tout autre nature, comparant les expériences de Dostoïevski dans un bagne sibérien, de Margarete Buber Neumann au Goulag et à Ravensbrück, de Primo Levi à Auschwitz et de Jean Moussé à Buchenwald.

Même si les horreurs du XXe siècle vous sont connues, de telles lectures vous travaillent. L’idée de mettre en perspective le bonheur confortable du camp de Valeyres à la lumière des expériences vécues par les détenus se fait pressante.

«Vous qui vivez en toute quiétude
Bien au chaud dans vos maisons
Vous qui trouvez le soir en rentrant
La table mise et des visages amis
Considérez si c’est un homme
Que celui qui peine dans la boue
Qui ne connaît pas de repos,
Qui se bat pour un quignon de pain,
Qui meurt pour un oui ou pour un non (…)»

A Vers-l’Eglise, en juillet 2011, nous sommes «au chaud», nous trouvons «table mise» et des «visages amis», comme les lecteurs auxquels s’adresse Primo Levi dans le poème en exergue à son témoignage Si c’est un homme.

M. Regamey avait fait sienne la devise selon laquelle il faut traiter les êtres humains comme des fins, non comme des moyens. Le camp de Valeyres met en valeur la nature humaine sous tous ses aspects. L’homme est un animal politique doué de parole et de raison, religieux, ayant grand besoin de beauté.

L’animalité est inscrite dans notre corps. Valeyres ne l’oublie pas, même si le camp a la réputation de rassembler des «intellos». Il commence et finit par une marche; diverses promenades le ponctuent. Le matin, les participants travaillent de leurs mains. La besogne est d’autant plus appréciée qu’elle est utile. Nous nous plaisons à contempler le résultat de nos efforts. Cette année, nous avons procédé à la réfection d’escaliers de bois sous l’experte direction d’un employé de la commune d’Ormont-Dessus. Il fallait creuser le sol pour y fixer de robustes paliers grâce à des tiges de métal. M. Veillard nous a appris le «coup sourd». Il s’agit de maintenir la masse sur la marche à peine une demi-seconde lors du dernier coup, et nous voyons la tige métallique s’enfoncer de quelques millimètres sous la surface du bois… C’est un spectacle!

Le corps, ce n’est pas seulement la peine, mais aussi le plaisir. Du point de vue gastronomique, toutes les personnes qui se sont succédé à la tête des cuisines du camp depuis 1945 nous ont bichonnés.

La controverse intellectuelle est primordiale à Vers-l’Eglise. Les exposés, consacrés aux thèmes les plus divers, donnent lieu à des débats qui se poursuivent sur les chemins et les lieux de travail. Ils permettent d’engranger les idées justes sur la politique et de consolider des principes de vie.

Nous faisons aussi la part du beau. Nous avons hérité de la passion de M. Regamey pour la musique, que nous cultivons. Tous les arts ont leur place, y compris la bande dessinée et la caricature, voire le cinéma, grâce aux progrès des moyens de diffusion.

En tant qu’animal social, l’homme isolé de ses semblables n’est plus personne. C’est le mérite du camp de Valeyres de créer une communauté qui unit politiquement (et parfois affectivement) les participants au-delà des quinze jours passés ensemble.

Enfin, la pratique quotidienne de l’office divin nous relie à Celui qui nous donne d’exister; elle relègue du même coup les questions politiques à leur juste place.

* * *

Lors de la marche d’approche du camp 2011, la pluie a arrosé les marcheurs, arrivés dégoulinants à Vers-l’Eglise. Même les billets dans les portemonnaie étaient trempés.

En entendant le récit héroïque de cette mésaventure, nous avons pensé à Primo Levi.

Dans un camp de concentration, un «Lager», vous avez froid, vous avez faim, vous êtes épuisé, vous recevez des coups, une pluie glaciale vous transperce, mais vous ne pouvez pas vous sécher, ni vous nourrir pour vous réchauffer; il n’y a pas d’habits secs, ni de feu, aucun journal pour rembourrer votre veste et vos chaussures; il n’y a personne auprès de qui demander de l’aide ou des explications. Hier gibt es kein warum (ici il n’y a pas de pourquoi), répond un kapo à Primo Levi en l’empêchant de sucer un glaçon alors qu’il vient de passer des jours et des nuits dans un wagon à bestiaux sans manger ni boire.

Le camp de concentration nazi poursuit des fins exactement opposées à celle du camp de la Ligue vaudoise.

Bien sûr, il s’agit d’abord d’exterminer les ennemis du Reich et les populations considérées comme inférieures. Encore faut-il auparavant les avoir dépouillés de leur nature humaine. Les nazis veulent démontrer que celle-ci n’existe pas; le monde ne compte que des surhommes aryens et d’inqualifiables sous-hommes, séparés par un mur infranchissable. La vie au Lager est organisée de manière à prouver que les détenus ne sont pas humains, mais au mieux des bêtes dégénérées, au pire des Stück, des pièces, des objets qu’on peut encore utiliser avant de les réduire en poussière.

Pour comprendre un petit peu les camps nazis, il faut avoir lu beaucoup de témoignages, car chaque survivant a réagi aux horreurs selon sa personnalité propre. Celui de Levi est très pessimiste. Ce dernier pense que les nazis ont réussi à transformer des hommes en choses.

Les SS humilient d’abord le corps, au sens propre: ils le jettent à terre et le piétinent. A l’entrée au camp, il est dénudé, frappé, palpé lors des sélections. Toute pudeur est niée, on rase les crânes, la peau est tatouée d’un numéro. La pénurie de nourriture décharne les corps. On distribue des habits grotesques et des sabots qui blessent les pieds à cause de pointures inadaptées («la mort commence par les pieds»).

Le travail, qui pourrait rendre sa noblesse au corps, est dénaturé car inutile. Il n’améliore le sort de personne, au contraire, il contribue à la liquidation lente des captifs que la devise «Arbeit macht frei» ridiculise. De Monowitz, camp annexe d’Auschwitz, il ne sortira pas un gramme du caoutchouc synthétique que les esclaves étaient censés produire. Aucun prisonnier n’a intérêt à travailler vraiment s’il entend ménager ses forces.

Au Lager, le langage est réduit à ses fonctions les plus basses: des ordres hurlés, des chapelets d’injures et des coups. Levi compare le camp à la Tour de Babel. On y parle toutes les langues européennes. Les nationalités y sont la plupart du temps séparées de façon à éviter les foyers de révolte.

Même la beauté y est tournée en dérision. La sortie des commandos de travail se fait sur des rythmes d’opérette; l’orchestre du camp joue des airs classiques durant les pendaisons. Levi se cache pour reconstituer de mémoire des vers de Dante à l’intention d’un compagnon d’infortune.

* * *

«La Tragédie d’un optimiste»: c’est le sous-titre donné par Myriam Anissimov à sa biographie de Primo Levi. Quand Levi est déporté, jeune homme fraîchement diplômé en chimie, dépourvu de toute expérience de la vie, il croit au progrès. Les onze mois passés au Lager détruisent à jamais l’image positive qu’il s’est faite de la civilisation. Au chapitre XVI de Si c’est un homme, les nazis ont gagné, ayant anéanti l’humanité des détenus rassemblés pour ce qui sera l’ultime pendaison: Les Russes peuvent bien venir, ils ne trouveront plus que des hommes domptés, éteints (…) Détruire un homme est difficile, presque autant que de le créer: cela n’a été ni aisé ni rapide, mais vous y êtes arrivés, Allemands. Levi ressent une honte telle qu’elle ne le quittera plus jusqu’à son suicide en 1987.

Et pourtant, si on lit attentivement son livre, les témoignages rapportés à son propos et d’autres ouvrages sur la vie dans les camps, on s’aperçoit que les nazis n’ont pas complètement triomphé. Des détenus, Levi y compris, ont survécu grâce à une croyance clandestine, aux liens d’amitié, au refus de certains d’abandonner tous les signes de la civilisation (le détenu Steinlauf encourage Levi à se laver le matin…) et aux solidarités nationales (les Juifs de Salonique restent unis en toutes circonstances).

Même si les SS ont créé de toutes pièces les conditions de sa réussite, l’expérience tentée n’a pas permis de prouver que l’homme n’est qu’un loup pour l’homme. Etablir une pénurie artificielle, confier la gestion des camps à des prisonniers de droit commun, privilégier les détenus d’origine germanique eux-mêmes menacés s’ils ne se montrent pas assez cruels, tous ces procédés n’ont pas suffi. La nature humaine a résisté aux traitements destinés à prouver son inconsistance.

Aujourd’hui encore, il importe de former des personnes qui s’opposeront aux nouvelles tentatives, masquées sous «le droit au bonheur pour tous», d’anéantir l’essence de l’homme.

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