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Brève chronique allusive d’un bref roman allusif

Pierre-François VullieminLa page littéraire
La Nation n° 1952 19 octobre 2012

Le défaut du ciel, par Philippe Renoncay1, se donne initialement comme un roman, et comme un roman d’une espèce trop souvent décriée pour sa légèreté: un roman policier. De plus, la brièveté du récit – 134 pages – pourrait faire croire à une distraction rapide à lire et aisée à résumer. Pour le malheur du chroniqueur, mais aussi pour le bonheur – ou plutôt l’intérêt – du lecteur, il n’en est rien. Le défaut du ciel n’est pas non plus un roman à thème classique.

Mais de quoi parle-t-on? De l’histoire de Clovis Bietel, à qui les parents d’un ami perdu de vue demandent de retrouver leur fils, Thomas Heller. Ce dernier, plasticien et cinéaste de type «expérimental» – probablement stipendié par sa famille –, a disparu depuis peu. Or, à l’époque de sa disparition, Thomas Heller était obsédé depuis de nombreuses semaines par les derniers instants de son voisin, Pierre Damian, vieillard torturé à mort chez lui par un couple de pervers. Et Clovis Bietel de découvrir ce que son ami avait découvert avant lui: la double identité du vieillard, ancien résistant français et ancien d’Indochine sous le nom de Roland Sastre, devenu un gardien de square littéralement «sans histoire» sous le nom de Pierre Damian. Se pose très vite la question d’un lien éventuel entre la mort de Damian et la vie de Sastre. Existe-t-il un lien entre le passé militaire de la victime et son assassinat?

Nous ne résumerons pas ici l’histoire, mais signalerons la question qui en marque la trame: peut-on changer le passé? Dieu même le peut-il?

La réponse est connue des philosophes réalistes comme des chrétiens. C’est non. (Dieu pardonne, ce que le roman ignore, mais il ne modifie pas l’économie de sa création.) Cette réponse ne semble cependant pas convaincre les protagonistes d’une histoire évoluant sans cesse entre réalité et fantasmes. Et c’est de cela que Le défaut du ciel tire son intérêt: il montre des personnages à la fois très réels et très irréels. Des personnages qui bien souvent semblent absents du monde, lors même que cela est impossible, comme en témoigne cet extrait:

«Maintenant Clovis se tient près de la fenêtre. Sur la droite, dans l’alignement des extensions de tôle ondulée qui prolongent les baraquements, il devine un bloc dévasté qui a dû être une école et, seules traces de couleur sur les murs gris d’acier, des graffitis insignifiants, eux aussi délavés. Nous sommes nulle part. Ce n’est pas même le trou du cul du monde. C’est pour cela que Thomas Heller est venu s’installer ici… Je suis dans un lieu où personne ne pourra me trouver, même toi, malgré tes talents de limier. Et tu sais pourquoi? Parce que ce lieu n’existe pas […]. Tu te souviens du poème de Larbaud.

Il y a quelque chose en moi,

Au fond de moi, au centre de moi,

Quelque chose d’infiniment aride

Comme le sommet des plus hautes montagnes;

Quelque chose de comparable au point mort de la rétine,

Eh bien je suis là, mon ami, au point mort de la rétine.

Et il avait éclaté de rire avant de lui fournir les indications précises pour le rejoindre.»

Dans une critique pleine d’un enthousiasme que Le défaut du ciel n’a pas suscité chez nous, Bruno Maillé a bien mis en évidence le caractère à la fois si réel et si irréel des personnages:

«Je n’ai encore rien dit de [l]a plus singulière prouesse [du roman]: parvenir à rendre ses personnages simultanément si réels et si irréels. Si étrangement irréels et en même temps si étrangement réels. Le défaut du ciel n’est jamais un jeu formel artificiel et gratuit: on y entend la voix charnelle des fantômes. La narration, si ironique et consciente d’elle-même, ne se regarde pourtant pas une seconde le nombril. Ses biais et ses contorsions et le crescendo final par lequel elle se précipite dans une irréalité toujours croissante, un vertige hypothétique, un chaos potentiel demeurent toujours au service de l’exploration délicate et tenace du réel. Quelles sont les justes doses d’oubli et de mémoire nécessaires à la vie humaine? Les prises de conscience lucides suffisent-elles à libérer l’espèce humaine du Mal radical et de ses poussées historiques? Le Mal une fois advenu peut-il être effacé, aboli, racheté, rédimé? Le défaut du ciel déploie son jeu courageux à l’intersection de ces interrogations multiples.»2

C’est donc de cette correspondance entre le fond et la forme que naît l’intérêt du Défaut du ciel. Cela ne suffira pas aux lecteurs qui aiment qu’un roman raconte une histoire aisée à suivre – cela repoussera aussi nombre de nos amis qui se piquent de philosophie réaliste –, mais cela pourrait en intéresser d’autres. Ces derniers accepteront qu’on ne puisse pas chroniquer de manière limpide un livre qui ne veut pas l’être – du moins pas sans trop en dire. Les autres passeront leur chemin.

Notes:

1 Philippe Renoncay, Le défaut du ciel, Phébus, 2012, 134 p.

2 Bruno Maillé, La voix charnelle des fantômes, paru le 15 août 2012 sur causeur.fr.

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