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Faut-il punir?

Jean-François Cavin
La Nation n° 1952 19 octobre 2012

Alors que la population est excédée par la croissance des cambriolages, des braquages et des violences citadines, par la prolifération des trafiquants de drogues insaisissables et par les incursions des gangs lyonnais, alors que certains magistrats étudient l’instauration d’une justice de comparution immédiate, alors que les socialistes lausannois eux-mêmes – c’est tout dire – reprennent en main le maintien de l’ordre public dans les rues de la capitale vaudoise, M. André Kuhn, professeur de criminologie et de droit pénal, reste serein: On était bien moins en sécurité au temps des bandits de grand chemin, déclare-t-il en titre d’une interview dans 24 heures du 2 octobre, où sa propension à minimiser les problèmes d’insécurité et les bienfaits d’une justice sévère a fait bondir plus d’un lecteur.

Il faut dire que M. Kuhn fait fort. Sur les statistiques policières: on met en évidence les catégories de délits en augmentation, pas les autres; la criminalité est le pain quotidien de la police. Celle-ci perd sa raison d’être si les infractions ne montent pas. Sur l’inutilité de peines lourdes: une forte sanction pénale peut conduire au crime; et de citer la peine de mort, où la brutalité de l’Etat légitimerait le citoyen dans l’usage de la violence; peut-être, mais ce n’est pas très éclairant, dans notre pays qui ne connaît plus la peine capitale, sur les conséquences de l’impunité de fait dont bénéficient certains délinquants, du fait des insuffisances et des lenteurs de la «chaîne pénale» ou d’innovations mal ajustées telles que les «jours-amende». Sur la supériorité de la prévention sur la répression: il suffirait d’assujettir le démarreur de chaque voiture à un éthylomètre ou le contrôle de vitesse à un suivi par GPS pour rendre inutile tout un pan de la loi sur la circulation routière: vivent donc le mouchard généralisé et la prévention tyrannique! Sur la mendicité: plutôt que de pourchasser les mendiants, on peut imaginer de leur donner accès à des biens de consommation ou à une perspective d’avenir attrayante. Angélique, le professeur, ou naïf, ou provocateur, ou carrément subversif? Est-ce ainsi que l’on forme, à l’Université, nos futurs hommes de lois, nos futurs procureurs?

Une interview n’étant qu’un flash, nous avons cherché à en savoir davantage en lisant deux ouvrages de vulgarisation de M. Kuhn, parus aux éditions de l’Hèbe, dans la collection… La Question (ça ne s’invente pas! Mais c’est sans rapport avec le procédé d’investigation pénale d’antan…), sous les titres Sanction pénale: est-ce bien la peine? Et dans quelle mesure? (2005) et Quel avenir pour la justice pénale? (2012). M. Kuhn s’y montre bien sûr plus complet et plus nuancé que dans ses réponses à 24 heures. Mais on perçoit nettement sa volonté de remettre en cause la conception classique du droit pénal et sa tendance à remplacer la sanction par d’autres réparations. On ne saurait commenter ici toutes ses prises de position, parfois intéressantes. Arrêtons-nous à quatre thèmes.

La fonction morale de la peine

Parmi les fonctions morales, on trouve l’expiation et la rétribution. La notion désuète d’expiation recouvre l’idée que la peine doit être une souffrance imposée à la suite d’une faute. Dès lors, la sanction sert à purifier une âme souillée par la commission d’une infraction. Quant à la rétribution, (…) on part de l’idée que la violation d’une règle sociale cause un préjudice à la société dans son ensemble et que cette dernière doit réagir en infligeant à l’auteur un mal d’intensité identique, destiné à rétablir un certain équilibre. La rétribution est donc sous-tendue par le ressentiment et n’a, de ce fait, d’autre ambition que de permettre à la société de se venger. (…) Ces fonctions morales n’ont toutefois aucune utilité sociale, conclut abruptement M. Kuhn, sans argumenter et pour vite passer aux fonctions utilitaires de la peine1. C’est un peu court. L’expiation n’est pas à reléguer aux oubliettes de l’Histoire. Lorsqu’un ancien délinquant, revenu sur le droit chemin, dit sincèrement: «J’ai payé», ces trois petits mots sont habités d’une vraie force rédemptrice. Quant à l’Etat, pourvoyeur de la «rétribution», il n’est capable d’aucun «ressentiment» et sa prétendue «vengeance» consiste à objectiver la sanction, à remplacer les interminables épisodes de la vendetta privée par un prononcé définitif qui rétablit l’ordre social. Ce progrès de civilisation n’est pas garanti par les multiples solutions de rechange, tournant autour de la réparation privée, que prône M. Kuhn et sur lesquelles nous reviendrons plus bas.

La prison

Efficace ou non, la privation de liberté? Personne ne prétendra que ce soit une pénalité idéale. Elle entraîne des risques de contamination criminelle, elle est coûteuse, elle est parfois même irréalisable tant les pénitenciers débordent. Mais on ne discerne guère de solution de rechange pour les délits d’une certaine gravité. M. Kuhn, sur ce sujet, chemine en zig-zag. Manifestement, il voudrait pouvoir se passer de l’emprisonnement. Mais il ne peut pas nier la force d’intimidation de la peine carcérale, permettant une certaine prévention de la criminalité; prévention individuelle, en aucun cas collective selon lui. Du point de vue de l’amendement des coupables, il doit constater quelque efficacité dans la limitation des récidives.

Mais cela ne l’empêche pas, en 2005, de conclure qu’utiliser la prison comme remède principal – voire unique – à l’ensemble des maux pénaux d’une certaine importance est probablement dénué de tout fondement (…)2 et d’appeler de ses vœux un système de sanctions alternatives, dans lequel la prison n’aurait pas de raison d’être ou ne serait utilisée que de manière très exceptionnelle3. Sept ans plus tard, il va plus loin, sans argumenter davantage: Le système pénal en place ne semble pas être efficace tant pour prévenir que pour traiter le crime4. Mais comment faire mieux?

Par quoi remplacer la prison?

M. Kuhn prône soit un élargissement de l’éventail des peines, soit un changement de doctrine par le passage à la «justice réparatrice», sur laquelle nous reviendrons. Quant à l’éventail des peines, il proposait en 2005 de donner la place principale aux peines pécuniaires (les fameux «jours-amende» dont on a vu depuis lors qu’ils sont d’une efficacité plus que discutable), de recourir davantage au travail d’intérêt général (dont les conditions d’exécution sont souvent si douces qu’on hésite à parler d’une pénalité), à l’assignation à résidence, à la supervision intensive (deux manières relativement confortables d’échapper à la prison), de transformer certaines peines accessoires en peines principales (interdiction d’exercer une profession, de conduire, etc.) et d’imaginer de nouvelles sanctions en rapport avec le délit; comme seul exemple de cette dernière idée, il cite, pour un skieur imprudent coupable de lésions corporelles par négligence, de confisquer son matériel de glisse et de l’interdire de pistes…

Voilà qui paraît un peu anecdotique. Surtout, sachant que les délinquants primaires (la majorité), pour des infractions de petite ou moyenne importance, bénéficient généralement du sursis, ces propositions ne semblent guère de nature à vider les prisons.

La réparation

La grande idée de M. Kuhn, c’est de remplacer la «justice du glaive», qui punit, par la «justice de l’aiguille», qui recoud le lien social déchiré par le délit. La médiation judiciaire, ou diverses formes de palabre entre la victime, peut-être sa famille, le délinquant, éventuellement un assistant social, en seraient les instruments. Le processus est censé aboutir à un accord entre «parties» (auxquelles un représentant de la société ou de l’Etat n’appartient en principe pas) qui peut comprendre la reconnaissance du délit (et du statut de victime), celle du tort causé, la réparation morale ou pécuniaire, la mise en place de mesures préventives volontaires, etc.

La médiation judiciaire existe déjà, depuis peu, en droit pénal des mineurs. Celui-ci, de longue date, est conçu autrement que le droit pénal ordinaire et vise à éduquer plus qu’à punir. La médiation, dans cette perspective, y trouve parfaitement sa place. L’expérience montrera si ses effets sont positifs, notamment du point de vue du risque de récidive.

La généralisation du procédé, prônée par M. Kuhn, se heurte en revanche à d’importantes objections. La première est que l’ordre public, troublé par le délit, ne trouve pas son compte dans un arrangement entre «parties»; on assisterait d’ailleurs à une sorte de retour à la justice privée dont on ne mesure pas bien toutes les conséquences. De plus, des accords à l’amiable n’entraînant aucune sanction forte, ils ne se prêtent pas à la délinquance lourde. Enfin, certaines infractions ne font pas de victimes directes et identifiables: le trafic de drogues en gros, la conduite à 200 à l’heure sans accident. Et l’avortement illicite? Et l’infanticide d’un nouveau-né de père inconnu?

En somme, la grande idée vaut au mieux pour la petite délinquance (dans certains cas poursuivie seulement sur plainte aujourd’hui, ce qui revient un peu au même). Quand M. Kuhn, à la suite d’autres auteurs, voit la justice de demain sous la forme d’une pyramide dont la large base serait la justice «réparatrice» et l’étroite pointe la justice «rétributrice», il nous semble qu’il s’illusionne. A moins que le but caché soit de neutraliser en catimini, autant qu’il est possible, toute justice punitive.

Une suggestion

Pour conclure le… procès de M. Kuhn non par une condamnation, mais par une perspective réparatrice, nous reviendrons à une constatation de notre auteur qui nous paraît tout à fait sensée: La sévérité des peines ne permet pas à elle seule de prévenir la criminalité; il faut aussi veiller aux autres éléments nécessaires à une prévention efficace du crime qui sont la certitude de la peine et la célérité du système judiciaire5. Peut-on suggérer à M. Kuhn d’orienter désormais ses recherches non plus sur les diverses manières de contester la justice punitive, mais sur la manière de rétablir la certitude de la peine et la célérité du jugement?

 

NOTES:

1 Sanction pénale: est-ce bien la peine? Et dans quelle mesure? Ed. La Question, 2005, pp. 10-11.

2 Ibid. p. 28.

3 Ibid. p. 34.

4 Quel avenir pour la justice pénale? Ed. La Question, 2012, p. 48.

5 Sanctions pénales…, p. 76.

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