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Un article pour 121 curriculum vitae

Pierre-François Vulliemin
La Nation n° 1937 23 mars 2012

De retour de vacances, il me faut écrire un article, parce que, justement, nous sortons de la période des vacances… et que les autres rédacteurs, plus réguliers, ont bien le droit de se reposer. On me propose un sujet politique un peu dégoûtant ou… ce que je veux. Je songe un instant à écrire sur les livres lus durant mon dernier séjour à la montagne, puis un livre lu il y a quelques mois déjà s’impose comme le sujet de cet article. Pourquoi? Pas parce que je m’en rappelle tous les détails, en tous cas pas. Plutôt parce que je me souviens de l’impression que m’avait laissée le Prologue du livre en question – 121 curriculum pour un tombeau, par Pierre Lamalattie1 – dont je rends ici de larges extraits:

J’ai 54 ans. J’ai connu moins de femmes qu’un animateur du Club Med. J’ai gagné moins d’argent que mon voisin orthodontiste. Je suis moins sportif que ma belle-sœur. Et, bien sûr, je n’ai vécu aucune aventure de l’extrême. Je suis un type inoffensif, une sorte de raté irrémissible.

J’aurais pourtant bien tort de me plaindre, car, au fond, je m’en fous complètement.

Tout de même, c’est un peu contrariant d’être entouré de gens qui se passionnent pour leur carrière et leur image, de gens qui ont des activités, qui font du sport, de la politique, qui discutent, qui s’intègrent, qui voyagent, qui pensent aux soldes, qui s’intéressent sans effort au squash, à l’aquariophilie et à bien d’autres choses, de gens qui, en fin de compte, ont le sentiment légitime d’avoir trouvé un bon mode d’emploi du monde.

Je dis «des gens», car c’est plus facile, évidemment, de critiquer les autres. Mais je sens bien que ma vie est, tout autant que la leur, remplie, archi-remplie, de cette extériorité. […]

Ce qui me semble vraiment valoir le coup, c’est autre chose, c’est quelque chose d’étrange, d’indéfinissable et, en fin de compte, d’assez vaseux. […]

Je m’intéresse beaucoup aux humains. Ca ne veut pas dire que je les aime. Mais je ne peux pas m’empêcher de les observer. J’ai l’impression que je vais découvrir quelque chose d’important. Je crois, aussi, que cela va m’aider à mieux imaginer ma propre existence. C’est un choix de vie un peu difficile, car il n’existe pas de clubs ou de bars branchés où trouver facilement des gens avec qui partager cette passion. Mais, en ce qui me concerne, il y a la peinture.

Bien entendu, le prologue est un passage particulièrement marquant de 121 curriculum vitae pour un tombeau. Ce n’est cependant, et de loin, pas le seul. L’ouvrage vaut incommensurablement plus que la juxtaposition de ses morceaux de bravoure. Même si l’histoire s’en résume assez aisément: le héros du roman, dont la biographie rappelle celle de l’auteur, est ingénieur agronome. Il partage son activité professionnelle en quatre quarts; un quart au Ministère français de l’agriculture, où il s’occupe «de restructurations et de plans sociaux dans les industries agroalimentaires», un quart à l’ISV (l’Institut supérieur du vivant) où il est «une sorte de conseiller d’orientation pour les étudiants», et deux quarts à son propre compte, comme «peintre pompier» ou «néo-pompier», en tous cas comme «peintre d’histoire». (Le narrateur, comme l’auteur, n’apprécie guère l’art contemporain, «l’art con». Il ne surestime pas non plus les impressionnistes, qui «ont inventé la peinture sympa».)

L’intérêt du narrateur pour les êtres humains et sa passion pour la peinture vont le pousser à réaliser l’œuvre qui donne son titre au livre – que Pierre Lamalattie a effectivement réalisée et qui est disponible dans un recueil de reproductions2 –, c’est-à-dire une collection de 121 portraits figuratifs, tous ornés d’une ou deux lignes explicatives – les fameux curriculum vitae, qui sont une des spécialités du conseiller d’orientation professionnel. Ces cent vingt-et-un portraits, consacrés aux personnages anonymes les plus divers rencontrés par le narrateur – et peut-être aussi par l’auteur – forment un hommage – c’est-à-dire un tombeau, au sens musical du terme – aux hommes et aux femmes «de notre temps». C’est un hommage ante mortem, et l’ouvrage raconte la rencontre du narrateur avec chacun de ses modèles. Mon résumé s’arrête cependant là, puisque je ne voudrais pas priver le lecteur du présent article d’une découverte de qualité.

Pour être complet, ou du moins pour ne pas sembler passer à côté du sujet, on rappellera que Pierre Lamalattie est peintre depuis de longues années, qu’il semble avoir inspiré à Michel Houellebecq le personnage de Jed Martin, le héros de La carte et le territoire, que Houellebecq et Lamalattie se sont connus au lycée et se sont encore fréquentés à l’Institut national d’agriculture, mais qu’ils ne se parlent plus guère depuis une dizaine d’années.

De prime abord, Lamalattie semble de la même eau que Houellebecq. Lui aussi nous montre la décomposition du monde contemporain. 121 curriculum pour un tombeau met en scène une administration pléthorique, pleine de roitelets colériques, la désertification qui a succédé à l’exode rural, les rejetons paumés de familles presque toujours mal recomposées, la convivialité forcée type «fête des voisins», les néologismes faussement astucieux, l’idéologie écologiste ultra-moralisatrice, j’en passe et des meilleures. Comme Houellebecq, Lamalattie prend prétexte de la mort ou du sexe glauque pour mettre en relief – et comme rejouer – la décomposition du monde contemporain. Lamalattie semble cependant moins forcer le trait que Houellebecq – que cette métaphore picturale me soit pardonnée. Cette différence rend peut-être Lamalattie plus présentable, mais elle ne le rend pas forcément supérieur, tant Houellebecq a pu exceller dans l’art redoutable de décrire des réalités véritablement écœurantes, pour toucher au même but.

Avant de conclure, on citera, pour la bonne bouche, encore quelques-unes des lignes explicatives, peintes à même les cent vingt-et-une peintures formant le tombeau:

1 – Pierre [le narrateur]
Après Soir 3, il s’est endormi durant l’émission intitulée: «Les secrets du plaisir féminin».

2 – Nadine,
Avant de lui parler des résultats de son scanner, on lui a remis la charte des droits du malade.

9 – Anthony
Il compte bien se faire des nanas.

29 – Brigitte,
Sa psy la pousse à devenir elle-même, mais ça ne l’intéresse pas.

31 – Benoît,
Il a perdu la foi en lisant Michel Onfray.

32 – Anne-Clothilde,
Pour elle, Dieu est amour, autrement dit, il est très, très sympa.

49 – Orgon
Il a des toilettes sèches, un bac à compost, mange des légumes de saison, et filtre son eau de pluie.

121 – Pierre [le narrateur, à nouveau]
Il lui reste ce plaisir de rouler sur l’autoroute avec la musique d’Alfred Schnittcke.

On pourrait en citer cent vingt-et-un… Mais comment conclure cet article? Par une citation du narrateur, et par un commentaire:

J’avais choisi Jean 12, 1-8: un passage dont l’action se situe vers la fin de la vie de Jésus, quand il revient à Béthanie voir ses amis. Il les aimait tellement, ces amis, qu’il a fait ressusciter l’un d’eux, Lazare. Tout le monde est content de se retrouver. Un souper est servi par Marie et Marthe. Pendant le repas, subitement, Marie a une idée. Elle prend une livre de parfum très précieux. Du nard. Un parfum, c’est comme une musique, ou comme toute forme d’art et de poésie, ça vous enveloppe, ça vous prend et ça vous emporte. Marie prend donc ce parfum et elle en oint amoureusement les pieds du Maître, avec ses propres cheveux. Une odeur sublime se répand dans toute la maison. Ils vivent peut-être le plus beau, le plus parfait, le plus exaltant moment de leur vie. Mais Judas choisit ce moment pour faire une critique constructive. Une critique qui, il faut le dire à sa décharge, est celle que feraient beaucoup de nos contemporains. Judas trouve qu’on aurait mieux fait de vendre ce parfum de grande valeur et de donner l’argent, ainsi récolté, aux pauvres. Jésus lui répond sèchement: «Les pauvres vous les aurez toujours, mais moi vous ne m’aurez pas toujours!».

Finalement, ce livre nous prend et nous emporte. Nous allégeant, il parvient à nous arracher quelques instants à nos indispensables activités. Bien entendu, il ne constitue pas un «mode d’emploi pour le monde», pas plus que l’aquariophilie, les soldes ou le squash. Il nous permet cependant de relativiser quelque peu notre boulimie d’extériorité, nous rendant l’espoir de mériter un jour une épitaphe qui ne parlerait pas de nos toilettes sèches.

 

NOTES :

1 Pierre Lamalattie, 121 curriculum pour un tombeau, l’Editeur, Paris, 2011.

2 Pierre Lamalattie, Portraits, l’Editeur, 2011. Il s’agit là d’un «complément d’informations» dont le roman se passe très bien.

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