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Ils sont tous morts

Vincent HortLa page littéraire
La Nation n° 1987 21 février 2014

Publié en août 2013, Ils sont tous morts1 a créé la surprise en se classant parmi les meilleures ventes de la rentrée littéraire romande. Ce premier roman d’Antoine Jaquier – largement inspiré de faits réels – relate la chronique de la défonce ordinaire dans l’ennui de la campagne vaudoise à la fin des années huitante.

Le narrateur – Jack, 17 ans – passe ses journées à s’enivrer, à fumer du haschich ou consommer des psychotropes en quantités vertigineuses. Toutes ses journées sont dévolues à la recherche du produit qui calmera temporairement ses angoisses et lui permettra de fuir sa réalité. Hormis son amie Chloé, les filles qu’il côtoie ne sont guère qu’un avatar des produits qu’il consomme. Pas de romantisme dans ce monde-là.

Après le brigandage de l’agence bancaire du village, Jack et ses complices s’envolent pour la Thaïlande, paradis de toutes les drogues, mirage de tous les renouveaux et cimetière de toutes les illusions. Au terme d’une errance marquée par une consommation croissante d’héroïne, Jack se sera définitivement perdu et sombrera dans le néant.

Le récit est cru, les détails sordides sont décrits sans fard. L’écriture est nerveuse, directe. Ce style haletant imprime au récit un rythme saccadé qui entraîne le lecteur dans la folle spirale vers le vide existentiel le plus désespéré.

Ce livre mérite qu’on s’y attarde à plus d’un titre. D’abord, c’est le récit d’un survivant. Dans le roman, Jack et ses compagnons de misère meurent prématurément, emportés par la maladie, la déchéance physique, l’overdose ou l’accident. Dans la vraie vie, Antoine Jaquier a perdu sa sœur aînée emportée par le SIDA au début de la pandémie et bon nombre de ceux qui, dans le groupe d’amis de la Vallée de Joux, consommaient des stupéfiants.

Il rappelle ensuite une réalité qui dérange. Celle des junkies d’ici, que l’on croise sans les voir ou que l’on préfère oublier rapidement. En campant ces personnages, l’auteur leur redonne une humanité, les tire un instant du néant dans lequel ils ont plongé et qui les a engloutis.

Antoine Jaquier porte enfin un regard sévère sur l’inefficacité hypocrite du système de prise en charge des toxicomanes. Au moment où la Commission fédérale pour les questions liées aux drogues prétend relancer une nouvelle fois le débat sur la légalisation du cannabis, on ne peut que prêter une vive attention aux propos de l’auteur qui prennent la valeur d’une mise en garde face au laxisme insensé des idéologues de la dépénalisation que le narrateur interpelle sans détours: Qui n’a jamais fumé un joint? Il faut dépénaliser le cannabis… Monsieur de la télé, tu banalises le shit? Tout le monde peut fumer et ensuite arrêter? Coupe donc ton catogan et viens traîner ici. Interviewé par la Tribune de Genève, Antoine Jaquier se garde de généraliser mais pointe lucidement les dangers de la fumette: C’est délicat. Les drogues dites «douces» sont extrêmement dangereuses. J’ai vu des jeunes tomber dans la délinquance pour assurer leur consommation de haschisch. Si certaines personnes, peut-être la majorité, supportent de fumer occasionnellement un joint, d’autres y seront très vite accros.

D’ailleurs, c’est tout un système qui dysfonctionne, de l’assistant social dépassé par son impuissance aux familles ravagées, en passant par le médecin aveugle aux mille subterfuges de son patient toxico et les assurances sociales qui financent ce gâchis sans sourciller. Au contraire de cette vaste hypocrisie, le discours que tient le moine du centre de désintoxication thaïlandais tranche par sa netteté: Vous allez mourir […] La seule question que vous devez vous poser est si vous souhaitez vivre avant de mourir. Jusqu’ici, vous avez principalement fait le mal autour de vous, vous avez menti, vous avez volé, vous n’êtes pas capables de tenir vos promesses et vous en avez honte. La culpabilité vous pousse à prendre des drogues et les drogues vous détruisent. Vous allez vraiment mourir.

L’auteur ne considère pourtant pas son livre comme un outil de prévention. Plus modestement, il se réjouit que son roman donne le goût de la lecture à des adolescents. C’est néanmoins un témoignage concret sur l’univers de la toxicomanie et un hommage posthume à tous ces compagnons d’infortune emportés par la drogue.

Antoine Jaquier est né à Nyon en 1970. Il a vécu et grandi sur La Côte et à la Vallée de Joux. Il exerce aujourd’hui la profession d’animateur socioculturel dans la région lausannoise.

Notes:

1 Antoine Jaquier, Ils sont tous morts, Editions de L’Age d’Homme, 2013, 277 p.

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