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Qui a peur d’Arnold S.?

Jean-Blaise Rochat
La Nation n° 1987 21 février 2014

Le but de cet article est de convaincre, tant que faire se peut, une partie des lecteurs de La Nation d’acquérir le dernier CD de l’Orchestre de Chambre de Lausanne, entièrement consacré à des œuvres orchestrales d’Arnold Schönberg. Tant pis pour ceux qui, à la seule vue de ces syllabes maudites, renonceront à aller plus avant dans l’exploration de l’œuvre d’un des grands créateurs du siècle passé. Ils ont avec eux serge Gainsbourg, qui associe la musique de la seconde Ecole de Vienne aux toiles d’Evguénie Sokolov, peintre pétomane, héros de son unique roman: «Vente, Sokolov, sur ce monde luxueux et dérisoire […]» Plus loin, le narrateur exalte «les atonalités de Berg et Schönberg dont le dodécaphonisme s’allie à tes gaz contrapuntiques!» Laissons cela.

Dans une lettre de 1947 à Hans Rosbaud, Schönberg fait cette surprenante déclaration: «Il n’y a rien que je désire plus intensément que d’être pris pour une sorte de Tchaïkovsky amélioré, juste un peu meilleur, mais vraiment c’est tout. Ou peut-être que les gens puissent connaître mes mélodies et les siffler.» Etrange ambition, pour celui qui est considéré par une grande partie du public mélomane comme l’organisateur des plus indigestes cacophonies, que de se profiler humblement en successeur d’un musicien célèbre pour la grâce de ses mélodies. Pourtant un caractère commun lie les deux musiciens, c’est le goût du pathos, et une tendance à l’hypertrophie dans l’expression des affects.

La première œuvre présentée sur le CD est la fameuse Nuit transfigurée op. 4 (Verklärte Nacht, 1899), à l’origine un sextuor à cordes, ici donné dans sa version pour orchestre à cordes. Cette longue pièce en un mouvement se présente comme une sorte d’opéra miniature sans paroles à deux personnages. Un médiocre poème narratif de Richard Dehmel sert de programme: par une froide nuit d’hiver, dans un parc, une femme avoue à l’homme qu’elle aime que l’enfant qu’elle attend n’est pas de lui. L’homme accepte l’enfant et pardonne. La musique, d’un lyrisme puissant, soutenue par des textures opulentes, suit pas à pas les sentiments et les émotions contenus dans le poème. Il existe de nombreux enregistrements de cette pièce, sans doute la plus populaire de son auteur: malgré ses chromatismes tristanesques, elle est parfaitement tonale, et les amateurs de Brahms, Strauss ou Mahler ne seront nullement dépaysés par l’univers postromantique du premier Schönberg.

La seconde œuvre du programme, la Symphonie de chambre no 2, est aussi écrite dans un langage traditionnel tonal. Elle est assez peu jouée parce qu’elle n’a pas l’équilibre formel de la première (op. 9 en mi majeur), ni l’originalité de son instrumentation, ni son énergique modernité. Elle est dépourvue de programme explicite, mais est liée à des événements dramatiques de la vie de son auteur. Autour de 1906-1907, le couple Schönberg battait de l’aile. Un ami de la famille, le jeune et génial peintre expressionniste Richard Gerstl, allait devenir l’amant de madame. Fuite des tourtereaux. Retour pénible de Mathilde au foyer. Exclusion du séducteur qui, de désespoir, se tue après avoir brûlé une partie de ses toiles. Un suicide sordide: il se pend, nu, devant un miroir, afin de contempler sa mort. Il avait 26 ans. Désespéré par l’infidélité de sa femme et par la mort brutale de son ami, dont il se sent un peu responsable, Schönberg songe aussi au suicide. Il y renonce, mais sa production se ressent de cette crise: désormais une expression souvent paroxystique sera une marque permanente de son style (Tchaïkovsky!). Sa 2e symphonie de chambre est abandonnée, pour n’être achevée qu’en 1939, dans le style initial. Malgré un discours ordinairement calme, les deux mouvements sont traversés d’une atmosphère fiévreuse typique du romantisme finissant.

Heinz Holliger, qui dirige l’OCL, aime manifestement cette œuvre négligée dont il révèle ici les beautés cachées dans la plupart des autres interprétations. Sa lecture claire sait doser les ambiguïtés de la partition et rendre le discours évident dès la première audition. Le CD comprend enfin le Langsamer Satz de Webern première manière, sorte de lettre d’amour à sa fiancée. On le voit: les membres de la seconde Ecole de Vienne ne sont pas ces sortes de savants fous du monde sonore, qu’on a pu croire, mais des êtres d’âme et de sang, dont les passions sont restituées avec justesse par Holliger et un OCL au mieux de sa forme.

Les commentaires de Philippe Albèra sont un précieux guide et la prise de son précise et naturelle de Franck Jaffrès complètent la totale réussite de cette publication.

Référence:

Arnold Schönberg, Verklärte Nacht, Symphonie de chambre No 2; Anton Webern, Langsamer Satz. Orchestre de Chambre de Lausanne, dir. Heinz Holliger, Zig Zag Territoires, ZZT 328, 2013 

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