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«Moi, je peins dans mon village»

David Rouzeau
La Nation n° 2157 11 septembre 2020

Aimé Pache, peintre vaudois est le quatrième roman de Ramuz, paru en 1910. Ramuz a trente ans. De Paris où il vit depuis presque dix ans, il voit mieux son pays, notre Pays de Vaud, il en ressent l’absence et en saisit l’importance fondamentale pour lui.

Aimé — au très beau prénom, car il sera aimé par la vie — se dit, une fois son collège fini, à 15 ans: «Je serai peintre.» Il ressent le «goût» de cette vocation et va dès lors s’y consacrer corps et âme, de manière absolue. Ce roman raconte ainsi le processus consistant à devenir un artiste accompli. Ce processus est complexe, parsemé de difficultés à surmonter, lesquelles sont surtout personnelles et artistiques. Ramuz peut dès lors se concentrer sur les problématiques psychologiques, morales et esthétiques qui tenaillent son personnage et qu’il a certainement éprouvées lui-même mutatis mutandis.

Le narrateur d’Aimé Pache le dit très clairement. L’artiste cherche à exprimer les choses parce qu’il les aime d’un amour total. La force de la vie, «c’est l’amour». Il n’y a aucune mièvrerie dans cet «amour». Cette notion de l’amour chez Ramuz est profonde, grave et légère en même temps. L’amour est le principe vital, l’essence de la vie. C’est un amour terriblement exigeant aussi, absolument pas superficiel ou ennuyeux.

L’artiste a la mission de mettre en évidence dans son art la beauté du monde. Il désire aussi faire un avec le monde, être relié à la nature et aux hommes dans une intense unité. La dernière phrase du roman, qui est proprement philosophique, l’indique: «Je vais de partout vers la ressemblance, c’est l’Identité qui est Dieu». L’artiste perçoit d’abord, par un immense travail d’observation et de maturation intérieure, l’ «idée» des choses: «Et alors, plus profond en lui, entrait l’idée des plantes, l’idée de l’arbre, avec ses fruits, l’idée qu’il était comme l’arbre et la plante, frère d’eux et frère de tout.» Cette «connaissance exacte des choses», ce «sens précis d’elles dans leur intimité», permettent à l’artiste de connaître les ressemblances «profondes», «cachées», «essentielles» qu’il y a entre la nature et les hommes d’un pays.

Et le rôle de l’artiste sera de l’exprimer. Il trouvera ainsi la justification de son action par rapport aux autres hommes de sa communauté. L’artiste aura dès lors un rôle légitime dans la société. Les autres hommes agissent, chacun dans leur domaine; l’artiste exprime le monde et la vie au service de sa communauté. Son action est d’exprimer. Aimé avait tôt eu cette visée essentielle: «Parler, comme ils ont fait, la véritable langue, mais, eux, c’était sans le savoir. Peindre comme ils ont peint sur les portes des granges, comme ils ont peint sur les vieux coffres, et ils ont aimé les petits bouquets.» L’artiste lutte contre la séparation qui éloigne les êtres les uns des autres, et les êtres humains de la nature. Il contribue à diminuer cette séparation, et même parfois à la supprimer durant de brèves périodes de plénitude et de bonheur, durant notamment les «minutes heureuses». La religion de ce grand agnostique qu’a été Ramuz est la littérature, «religion» cousine du christianisme qu’il connaît bien et qu’il respecte. Par son art, il exprime l’identité des choses et des hommes, identité éprouvée dans un amour absolu, radical. Il montre aussi que tout est consentement. Tout consent à tout, et cela amène au repos, à la paix.

En outre, l’artiste, selon la pensée d’un Ramuz qui n’a encore que trente ans, n’est pas hors-sol ou individualiste. Il est enraciné dans un peuple, une «race» même — terme couramment utilisé à cette époque —, et un pays. Il est d’une «race», c’est-à-dire d’une généalogie d’êtres humains constituant un peuple, une ethnie, ayant développé des singularités, des spécificités (un ethnos et un mythos). Et ce peuple a un sol, un pays. C’est le pays. Pour Ramuz, comme pour Aimé, qui est un peintre vaudois, c’est le Pays de Vaud. Cette notion de pays est fondamentale pour Ramuz.

La lecture de ce roman nous met aussi à l’épreuve, comme toujours chez Ramuz. On est désabusé à voir la peine qu’Aimé éprouve à développer son art. On le voit négliger sa vocation et sa famille — sa mère, sa terre, son pays — quand il tombe amoureux de la jolie Emilienne. Lorsqu’il revient au pays, dans les hauts de Morges, dans la ferme familiale des Bornes, le lecteur est désespéré de le voir végéter, peut-être devenir «fou», un nouveau Jean-Luc se dit-il alors, et craint de vivre à nouveau un échec tellement amer, car il a vécu pendant déjà une dizaine d’heures de lecture en empathie avec Aimé… Il a passé des années à suer sang et eau pour tenter de créer, cela serait terrible que rien n’aboutît. Et là, il y a un miracle, une «résurrection» — terme utilisé par le narrateur ramuzien — réalisée par la puissance de l’âme et les processus spirituels qui y œuvrent. Aimé reçoit d’outre-tombe le pardon de sa mère défunte qu’il n’a pas su accompagner vers la mort. Et cette voix qu’il entend va lui enjoindre d’aimer «cette terre pour l’amour d’elle». Cela le libère de tout. Il peint enfin en étant satisfait de son travail. Il est enfin devenu peintre. Et il va peindre l’un des sujets les plus virils du Pays, «Le dragon vaudois», soldat de la cavalerie vaudoise, l’équivalent du chevalier médiéval ou du soldat d’élite contemporain, le noble guerrier qui assure la sécurité du pays, droit sur sa forte jument, jeune, fort, volontaire, fier. Le peintre exprime le Pays dans toute sa puissance.

Et bien sûr, c’est Ramuz l’artiste qui écrit. C’est le poète qui peint la nature, les hommes, enfin le monde. Le roman est comme un tableau, il exprime la beauté du monde, il permet de relier les hommes à la nature, et entre eux. Il est une sorte d’eucharistie artistique et sensitive. L’artiste a vraiment un rôle central au sein de son pays, de la communauté humaine. C’est ainsi que Ramuz le conçoit sans aucune espèce d’ambiguïté dans ce roman. Aimé Pache, peintre vaudois est une lecture fondamentale et formatrice. Il appartient à ces grands romans d’agir à tous les niveaux, intellectuel, sensuel et spirituel. Ils sont également politiques. Leurs récits ne communiquent pas seulement des informations ou du sens, ils nous permettent de nous unir, d’être un. Par la lecture, lieu solitaire privilégié, l’homme peut vivre l’unité, l’identité. Mieux peut-être que dans tout autre lieu… Le livre apparaît ainsi comme l’un des meilleurs espaces, sinon le meilleur, pour que cette alchimie de vie se réalise.

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