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Le masculin et le féminin

Jean-François Cavin
La Nation n° 2171 26 mars 2021

Paru dans 24 heures, c'est un billet de Mme Anna Lietti, chroniqueuse à la plume alerte et à l'esprit libre d'idéologie, qui nous transmet la nouvelle: l'accord au masculin, lorsque des substantifs de genres différents commandent un même adjectif ou participe, n'est pas une invention de grammairiens machistes du XVIIe siècle, comme le colporte une fable trop complaisamment reçue par certains, et surtout par certaines. Car l'étude de nombreux textes en moyen français (période 1330-1500 environ) montre que l'accord au masculin l'emporte déjà, même si l'usage fluctue un peu, alors que la grammaire française n'est encore nullement formalisée, les premiers ouvrages de cette discipline ayant paru vers 1530.

Deux linguistes belges, Mmes Anne Dister et Marie-Louise Moreau, établissent cela dans un petit ouvrage récemment paru, intitulé Inclure sans exclure, téléchargeable gratuitement sur le site www.languefrancaise.cfwb.be. Et cette publication ne se borne pas à détruire un mythe, mais explique de façon systématique, selon les règles de la linguistique, pourquoi l'accord se fait au masculin.

Le masculin inclusif

Pour expliquer l'affaire sereinement, il convient d'abord de se défaire de l'idée que le masculin serait mâle et le féminin femelle. Le mannequin et la sentinelle en apportent la preuve vivante, et les exemples du genre grammatical ne correspondant pas au sexe biologique ne sont pas rares. Il faut ensuite rappeler que le français ne connaît pas le genre neutre; pour désigner une espèce dans sa généralité, on doit donc utiliser un des deux genres existants; l'usage choisit le masculin; on dit que «le lion est un fauve» et non pas «la lionne…», sans penser exclusivement à l'animal doté, notamment, de la plus abondante crinière.

Pourquoi donc le masculin? Non parce que le mâle aurait, par nature ou sous l'effet d'abominables conventions sociales, une sorte de préséance, mais parce que le masculin est plus bref et plus proche de la racine du mot: le lion – la lionne, l'élu – l'élue, le caissier – la caissière. En langage de linguiste, on dit que le féminin est «marqué» par l'adjonction du -e (ou toute autre désinence). Alors que le masculin est «non marqué». Et dans beaucoup de langues, la forme «non marquée» recouvre le sens générique inclusif, tout bonnement parce qu'elle est plus simple.

De même, l'accord au masculin se pratique parce que l'adjectif est plus court. «Pierre et Elise sont joyeux – J'aime M. et Mme Bolomey, si gentils; ils m'ont dit…». La langue est économe; de même qu'elle utilise les pronoms et les abréviations, elle choisit la formule courte.

Les pratiques alternatives

La susceptibilité maladive d'un certain féminisme entend rejeter cette pratique pourtant fondée, non sexiste et ancrée dans un usage millénaire. On cherche donc des moyens d'éviter l'emploi du masculin inclusif. Mmes Dister et Moreau les présentent en critiquant la plupart d'entre eux.

Il s'agit du doublet («Bonjour à toutes et tous», formule rendue célèbre par les nouvelles directives de la radio-télévision suisse romande), de la formulation épicène («Les soldats et les soldates» deviennent «les militaires»), des termes collectifs («les instituteurs et les institutrices» deviennent «le corps enseignant»), des doublets abrégés selon divers graphismes (à l'intention de nos lecteurs/trices, ou lecteurs-trices, ou lecteurs·trices, si ils-elles veulent bien être attentif-ve-s aux leçons de leurs enseignantEs), ou même des néologismes bi-genrés (iels pour ils et elles, celleux pour celles et ceux, toustes…)

Nos raisonnables linguistes ne s'arrêtent pas aux stupidités bi-genrées, ni aux protestations de ceux qui déplorent, dans l'usage du doublet, qu'on oublie le troisième sexe ou les «trans». Elles condamnent les doublets abrégés qui rendent la lecture malaisée, compliquent son apprentissage, creusent l'écart entre l'écrit et l'oral (comment lire à haute voix ces lettres de nos cher.ère.s correspondant-e-s sans attraper le hoquet?). Elles mettent même en garde contre le doublet lui-même: on risque d'oublier d'y recourir au fil du texte – et alors le masculin arrivant soudain en solitaire serait-il exclusif? Elles remarquent aussi que les termes collectifs tendent à rendre le propos plus abstrait en le dépersonnalisant.

On en conclut qu'on peut occasionnellement utiliser le langage épicène (mais c'est souvent au prix de certaines contorsions) et, dans la règle, en rester au traditionnel masculin inclusif sans scrupule idéologique déplacé.

Les noms de métier

Nos auteures (eh oui!) admettent en revanche sans difficulté la féminisation des noms de métier, renvoyant à un décret de juin 1993 de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Plus près de nous, nous avons trouvé dans les documents de l'Etat de Vaud une liste officielle des noms de métier au masculin et au féminin, riche de 2'000 dénominations, chacune à double.

Malgré quelques préventions, nous devons admettre que l'exercice est possible sans difficulté dans l'immense majorité des cas, où le recteur devient la rectrice et le facteur, la factrice. Ailleurs, il faut s'habituer l'œil à l'adjonction d'un -e à certains substantifs, mais pourquoi pas la soldate ou l'adjudante, voire l'artilleuse et l'assesseuse. Nous avons plus de peine quand le masculin est chargé d'une forte signification ou d'une longue tradition, dans le cas de la pasteure (mais la pastourelle ferait trop bergerie du XVIIIe) ou de la professeure. La marine (heureusement que le Pays de Vaud ne s'étend pas jusqu'à la mer…) et la camelote nous font sourire. La prud'femme nous semble grotesque; au moins devrait-on écrire prude-femme. Nous sommes ecclésiastiquement perplexes devant la curée, féminin officiel vaudois du curé, et surpris de découvrir l'honorable profession de bourrelle, l'exécutrice des hautes oeuvres au côté du bourreau.

Enfin, nous ne parvenons pas à nous incliner devant la cheffe; le vocable a quelque chose de flasque, d'avachi, de ramolli comme la chiffe molle, qui interdit le respect; surtout, on perd le sens originel et fort du mot: la tête. Mme Keller-Sutter est assurément le chef de son département. Et si Mme Gorrite, cet été, coiffe sa blondeur d'un chapeau de paille, sera-ce un couvre-cheffe?

Féminisons donc, mais avec goût. Le charme ultime de la grammaire réside dans ses exceptions: laissons-en subsister quelques-unes dans le gynécée des métiers d'aujourd'hui.

Note:

Le problème du français inclusif, c’est qu’il ressemble à une chaussure avec un caillou incorporé. Vous pouvez la roder tant que vous voulez, le caillou, lui, ne va jamais se ramollir. En l’occurrence, le caillou, c’est le rappel constant de la guerre des sexes.

Slobodan Despot, Antipresse n° 274, 28 février 2021

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