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Le Règne de l’Esprit malin

David Rouzeau
La Nation n° 2171 26 mars 2021

Ce roman, septième de l’auteur, écrit en 1913 – Ramuz a 35 ans – connaîtra plusieurs éditions pendant presque une vingtaine d’années.

Quand on sait à quel point Ramuz est un écrivain dévoué à l’absolu et à l’essentiel, on ne peut que l’aborder au niveau le plus profond. Notre lecture de l’œuvre romanesque antérieure de Ramuz nous a toujours montré la place centrale occupée par la notion de l’amour. On sait que, chez Ramuz, l’amour est là pour lutter contre la séparation de l’homme d’avec la nature et d’avec les autres hommes. L’amour est ce qui permet de vivre véritablement et intensément. Il permet de lutter aussi contre le mal.

La figure qui s’oppose à l’amour, celle qui promeut la séparation si redoutable et redoutée, est précisément le diable, selon sa profonde étymologie (diabolos, «celui qui sépare»). Dans ce roman puissamment fantastique, le diable est carrément un personnage de l’histoire. Plus qu’un mythe, c’est une sorte de parabole ou un conte, qui montre le mal à l’œuvre et une rédemption possible.

La seule occurrence du mot «amour» concerne le pauvre Lude, qui veut retrouver sa famille. Sa fille, Marie, au prénom prédestiné, entend sa voix et sera la figure de la Pureté qui éliminera le diable. La voix du père portée «par le remords et par l’amour» est à l’origine du mouvement qui va détruire le mal.

Ramuz écrit des romans pour lutter contre ce qu’il appelle la Séparation. Il est dans un combat à mort contre le mal, contre ce qui divise. Ce roman thématise frontalement cette problématique.

La communauté villageoise vit dans une relative paix. Un nouveau personnage, nommé Branchu, cordonnier de son état, arrive, et c’est le diable. Le lecteur le comprend assez vite, car le narrateur le lui indique: sa couleur préférée est le rouge, «couleur de flamme». Cet étranger se fait tout de suite accepter par son habileté sociale. Il paye de manière généreuse. Il offre à boire. Il réalise un très bon travail et ses prix sont la moitié des tarifs normaux.

Le mal opère d’emblée par le biais de la cupidité des hommes. Il se manifeste très rapidement, car un vieux cordonnier se pendra de ne pouvoir assumer cette concurrence diabolique. Les villageois l’avaient délaissé pour accourir chez le nouveau cordonnier, fascinés par ses fantastiques prouesses matérielles. Les bottes sont plus neuves après réparation qu’elles ne le furent jamais. Il y a une submersion de tout par la matière. Un autre innocent va mourir. C’est Luc, un marginal, qui annonce publiquement que ce nouveau venu est maléfique, car il l’a senti grâce à une préscience mystérieuse. Mais personne n’écoute le prophète qui dit la vérité. Personne n’écoute l’écrivain, le poète, le mystique, le courageux qui a la vue profonde des choses. En plus d’être souvent méchants, les hommes sont encore plus souvent bêtes et ignorent les vrais signes. Il sera moqué, jeté dans une fontaine gelée et mourra d’une pneumonie. C’est qu’entre-temps, le cordonnier aura guéri la mère de Lhôte qui le considérera comme un Christ, dans une inversion complète. Le diable aussi réalise des miracles…

Ramuz écrit un roman terriblement violent. Les maux qui vont s’abattre sur ce village seront atroces. D’abord, ce sont des drames advenant de manière anormale, des incendies, des fausses couches, des conflits dans des familles… Ce n’est que progressivement que les villageois comprennent que le cordonnier est maléfique. Ils voudront le crucifier, mais il les dominera et récompensera ceux qui lui ont vendu leur âme. Ils pourront tout avoir, se goinfrer, forniquer, s’adonner à tous les plaisirs sans limite, mais pour cela ils devront se vanter du mal commis et blâmer le bien. Et cela est horrible. L’un des pires actes est celui de Trente-et-Quarante qui se vante d’avoir tué son fils adultérin et que cela lui a fait économiser 50 francs par mois. Le dieu Argent va ainsi jusqu’à justifier un abominable infanticide. Pendant ce temps, d’autres villageois, refusant cette inversion diabolique des valeurs, sont atrocement persécutés dans leur chair. Ils sont accablés de maladies, tous les animaux meurent, les cadavres sont partout, tout s’effondre.

Le curé n’est d’aucun secours. Sa morale puritaine et abstraite les accable de reproches en partie infondés. Sa justification du mal comme punition nécessaire pour la rédemption paraît délirante. Il ne comprend pas que le Diable est là, que l’Ennemi est là et qu’il faut se battre! Du reste, le roman se clôt énigmatiquement sur la vision de ce curé retrouvé «pendu aux branches d’un mélèze; il n’avait plus d’yeux, ni de nez, ni de bouche, ni de figure, à cause que les corbeaux étaient venus, qui savent faire». Il n’avait en effet pas vu, ni senti, ni affronté par la parole le malin. L’homme d’Eglise, comme souvent chez Ramuz, faillit totalement à sa mission.

Ce roman est complexe, puissant et mystérieux. C’est un texte extrêmement subtil. On le comprend comme une attaque en règle de la priorité donnée par l’homme à l’argent, à la matière, à la possibilité de jouir sans limite. Le diable divise les hommes, les rend insensibles aux autres. La plupart des hommes sont «méchants»: «Au milieu de l’hiver, [Marie] était partie avec sa mère, ayant été chassées par la méchanceté des gens». En effet, les villageois ont été odieux avec Marie et sa mère: «Beaucoup de personnes ne la saluaient plus. D’autres au contraire, prenaient en lui parlant un air de fausse pitié, qui la faisait souffrir plus encore. Elle avait bientôt vu qu’elle ne pourrait plus y tenir».

Les hommes sont capables des pires monstruosités, celles de la grande boucherie de la Première guerre mondiale, contemporaine de Ramuz, en est l’un des exemples frappants, mais il y en eut tant d’autres avant et après dans l’histoire humaine. Le mal est puissant parmi les hommes. Les signes ne sont pas vus. Les prophètes ne sont pas écoutés, contrairement à tous les faux-prophètes. Les faux-monnayeurs règnent partout. L’homme préfère écouter les journalistes, les animateurs habiles, des politiciens et autres experts aux paroles mensongères. Il croit en ces faux signes, alors que les vrais signes sont ailleurs. N’est-ce pas notre monde actuel aussi qui vend son âme constamment au dieu Argent et ceci de plus en plus? La pathétique américanisation des valeurs, notamment dans les entreprises, depuis quelques décennies le montre, de même que la financiarisation toujours plus poussée et en rien empêchée par des élites politiques larguées ou complices, la continuelle dépossession opérée par les oligarchies financières des biens des peuples. A cela s’ajoute le culte du matériel dans lequel s’engouffre la pauvre humanité postmoderne: la numérisation du monde, la 5G, la robotisation, etc. On se croirait dans ce village dont Ramuz narre le drame.

Et plus que le diable, à qui chacun accordera le degré d’existence qu’il voudra, c’est «l’esprit malin» qui «règne» parmi les hommes. La pureté de Marie renversera tout – celle de tout homme au cœur pur, celle du véritable artiste –, et ce que toute la hargne des hommes n’a pas réussi contre le cordonnier satanique, la petite fille, à la recherche de son père, y parviendra. L’amour et la pureté peuvent tout. Ils sont la grande puissance.

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