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Passéisme?

Jacques Perrin
La Nation n° 2171 26 mars 2021

Face au changement, trois attitudes sont possibles.

On regrette le passé, c’était mieux avant, on y replonge, c’est le mode passéiste, voire réactionnaire. Ou bien on hait le présent, on aspire au progrès, ça ira mieux demain, c’est l’espoir, au pire l’utopie.

Nous nous prononçons pour une troisième voie, celle de Philippe Muray: ce n’était pas mieux avant, c’était mieux toujours.

Qu’est-ce que cela signifie?

Les nombreux articles sur Ramuz parus ces temps dans la Nation nous ont valu le reproche de «passéisme», car Ramuz semble, nous écrivons bien semble, condamner le progrès mécanique et technique, pour vanter l’originel, la terre, l’eau, l’air, où évoluent paysans, vignerons, pêcheurs et montagnards.

Prenons un article de l’écrivain autrichien Stefan Zweig, né en 1881, suicidé en 1942 au Brésil, dandy viennois, Juif errant à jamais interdit d’assimilation complète, chantre de la langue allemande1, ayant vendu soixante millions de livres, traductions comprises. L’Uniformisation du monde – c’est le titre de l’article2 paru en 1925 dans le Berliner-Börsen Courier – déplore la prépondérance de la technique et l’américanisation des modes de vie dans les métropoles et colonies de l’Occident.

Le monde devient monotone, les couleurs et les nuances s’effacent au profit du piston couleur acier de l’activité mécanique. L’uniformisation nous appauvrit.

Les danses, les mélodies et les rythmes nationaux laissent place à une même façon de danser à la même heure sur cinq ou six mélodies semblables. New York impose les exigences tyranniques de la mode aux quatre coins du monde. La vitesse de soumission est extraordinaire. Le cinéma forme le goût de millions de personnes tandis que les radios font entendre la même information à la même seconde sur les cinq continents.

L’uniformité extérieure engendre la monotonie intérieure. Les corps se ressemblent à cause de pratiques sportives identiques, et aussi les esprits, guidés par la publicité vers des centres d’intérêt communs. Une danse facile remplace les conversations, le cinéma prend le pas sur le théâtre, les bestsellers sur la littérature, les plaisirs sur la culture raffinée exigeant efforts et discipline. La vague vient d’Amérique dont la puissance s’impose au monde après la Grande Guerre. L’américanisation3, c’est aussi l’asservissement économique, un ennui instable et agressif, une fuite perpétuelle, une excitation fiévreuse4.

De son côté, la Russie produit un type d’uniformisation concurrent qui réduit les visions du monde à une seule, l’égalitarisme.

Idéaliste cosmopolite, Zweig est loin d’être nationaliste, mais considère les nationalismes naissants comme une dernière tentative désespérée de contrer l’égalitarisme (die Gleichmacherei). Il s’agit d’une défense convulsive qui révèle la faiblesse des Européens. Cette résistance est inutile. Les adeptes de la singularité et de l’individualité ne sont plus compris. Offrir du plaisir aux masses sans exiger d’efforts est une force invincible. Se jeter dans l’esclavage est plus simple que de s’élever vers l’indépendance et l’autonomie. Selon Zweig, l’Europe est en proie à l’autodissolution (Selbstauflösung).

Les écrivains n’ont rien à offrir aux masses. Les livres n’intéressent pas les individus massifiés. Pour les artistes, l’ennui n’existe pas, les jours sont trop courts; ils n’ont pas besoin de tuer le temps, sont étrangers aux passions grégaires. Ce sont des outsiders, une espèce en voie d’extinction, juste bonne à tenir la chronique des événements. Rien ne sera empêché.

Cependant, l’évolution technique a peut-être un sens encore incompris. Zweig recommande de s’y intégrer, mais en gardant son propre rythme, son quant-à-soi. Il y a du nécessaire, de l’indestructible, des forces à l’œuvre dans la nature opposées au nivellement et à la pulsion de mort: une variété infinie (eine unendliche Vielfalt) attend les volontaires dans des galeries souterraines où fonctionne un atelier jamais monotone, loin des villes surpeuplées, de la consommation effrénée.

Comme Ramuz, Zweig n’a rien contre la technique, il prend ce qui lui est utile en tant que grand voyageur aimant les trains, les bateaux, les hôtels de luxe, mais il croit possible de cultiver ce qui échappe au changement. Il y a toujours un bien à conserver, même mécanique. Un philosophe américain contemporain, Matthew Crawford, amateur de motos et de voitures – il a ouvert un atelier –, conspue les bagnoles d’aujourd’hui, bourrées d’électronique et de systèmes de sécurité, ennuyeuses, lourdes, isolées de tout, objets étrangers à notre corps, où l’on désapprend à conduire. Même un moderne regrette l’à peine moins moderne!

Seulement le passéisme intégral n’a pas de sens, de même que le goût de l’innovation pour l’innovation. Ce n’était pas mieux avant, ça n’ira pas mieux demain, c’était mieux toujours. L’homme aspire à un bien qui dure. Pour lui, la nostalgie, contrairement au passéisme, a du bon. Elle nous permet de nous immerger dans le flux temporel, tout en nous accrochant aux bouées nous préservant des illusions du progrès.

Zweig ne trouva pas ces bouées. Il succomba à la disparition du monde d’hier6, celui de sa splendeur viennoise et salzbourgeoise, du charme de la Mitteleuropa, ensevelis sous la barbarie nazie. Son suicide, prévisible, n’était pas dû à un passéisme invétéré, mais à une complexion psychique délicate et à la crainte de se voir rattraper par les nazis au fond de la jungle brésilienne.

Ramuz et Zweig, pessimistes, n’ont pas haï leur époque, mais cherché à y ménager une ouverture pour ce qui brille dans le passé et continue à éclairer notre avenir.

Notes:

1  Sur l’allemand de Zweig, une méchanceté du satiriste viennois Karl Kraus à qui l’on vantait la maîtrise par Zweig de plusieurs langues: «Il les maîtrise toutes, sauf une.»

2    Version bilingue parue aux éditions Allia, en 2021.

3    «L’Amérique est une erreur, une gigantesque erreur, il est vrai, mais une erreur.»

4    «A New York le contemplatif n’a pas le droit de cité.»

5    Voir Matthew B. Crawford: Prendre la route, une philosophe de la conduite, la Découverte, 2021

6    Voir le meilleur livre de Zweig: die Welt von Gestern, Stockholm 1944

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