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Henri Calet en touriste anti-héros

Jean-Blaise Rochat
La Nation n° 2171 26 mars 2021

«Il faut se quitter déjà? Ne me secouez pas. Je suis plein de larmes.» Ces mots sont les derniers écrits par Henri Calet (1904-1956) sur son agenda, deux jours avant de succomber à un troisième infarctus, laissant inachevé son ultime roman Peau d’ours. Il fait partie de cette pléiade d’écrivains nés à l’aube du XXe siècle, mésestimés malgré la force de leurs œuvres, et qui sont la face cachée d’une littérature prodigieusement féconde en ce premier demi-siècle. Parmi ces oubliés, citons pêle-mêle Georges Hyvernaud, André de Richaud, Emmanuel Bove, André Hardellet, Paul Gadenne, Géo Norge, Ghérasim Luca, Benjamin Fondane… Ces écrivains aux tempéraments divers sont des jusqu’au-boutistes des lettres, qui ne produisent pas pour distraire le lecteur, mais obéissent aux injonctions d’une impérieuse nécessité intérieure.

En été 1946, répondant à l’invitation d’amis suisses, Henri Calet passe un mois à Veytaux au bord du Léman. Il hume l’air du pays, s’émerveille de mille détails apparemment insignifiants. Il lit la presse locale (Feuille d’avis de Lausanne, Feuille d’avis de Vevey), s’amuse des petites incongruités d’une Suisse si propre, si rangée, si prospère à côté de son pays meurtri par la guerre, encore soumis au rationnement. Pendant son séjour, il livre à la revue suisse Servir quelques articles qui susciteront l’indignation de plusieurs lecteurs. Ce singulier touriste, au lieu de s’extasier sur les châteaux, la cathédrale, les glaciers sublimes, bref, les beautés officielles désignées par les guides touristiques, détourne les critères du récit de voyage pour fixer son attention avec ravissement sur les urinoirs, les boîtes à musique dans les gares, le providentiel marchand de lacets, la qualité des cigarettes. Au bord du lac, «de multiples écriteaux vous incitent à la bonté: Pensez aux cygnes.» Toutes ces observations contribuent à esquisser un portrait en creux un peu mélancolique de leur auteur: «Ce qui rend les voyages à peu près inutiles, c’est que l’on se déplace toujours avec soi.»

Henri Calet dispense ses explorations d’enquêteur faussement maladroit («Je suis un piètre voyageur») avec un humour sobre, une ironie taquine, et ce sens de l’absurde qui en font un proche parent de Roorda, Vialatte ou Raymond Devos. Le sourire, parfois moqueur, n’est jamais méchant. Derrière la fantaisie du feint dilettante pointe la gravité. La fête du 1er août commence par un quiproquo: l’orateur du discours officiel ponctue ses phrases d’une expression récurrente: «Croissants chauds! … Croissants chauds!» Calet imagine une coutume locale et croit à une distribution imminente. En réalité, il s’agissait du nom de la chorale locale, «L’Echo de Sonchaud». Pendant ce temps, un musicien de «L’Instrumentale» s’affaisse et meurt peu après. «Certes, nul ne choisit son instant ni son coin pour cela. Qui sait où et quand il nous adviendra de nous mettre à agoniser et à mourir. Il n’est pas certain que nous nous y prenions aussi simplement, aussi dignement que le trombone ni que nous ayons des enfants tout autour de notre lit – si, par chance, nous avons un lit – ni que l’on joue le Cantique suisse à notre intention, ni que l’on éclaire le ciel de fusées roses et vertes…» Chez Calet, mince est la cloison qui sépare le cocasse du tragique.

Référence:

 Henri Calet, Rêver à la Suisse, Genève, édition Héros-Limite, 2020, 102 pp. ISBN 978-2-88955-044-9. Cette édition comprend en outre un petit avertissement de Jean Paulhan, le courrier des lecteurs du journal Servir publié en 1946, et une brève étude par Adrien Aragon.

   PS: Pour m’informer si «L’Echo de Sonchaud» existe toujours, je l’introduis dans un moteur de recherche qui me dirige vers le site de la RTS. L’émission «L’écho des pavanes» présente Pierre Fouchenneret, «violoniste au son chaud et charpenté.»

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