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La Fontaine et la mort

Jacques Perrin
La Nation n° 2175 21 mai 2021

Dans les Fables règne un mélange de prudence et de lucidité bienveillantes: Plus fait douceur que violence. L’amitié y représente le plus grand bien, loin devant l’amour, trop capricieux, et le mariage (l’hymen) que La Fontaine ne prise guère.

L’aspiration à la sûreté paisible est cependant contrebalancée par l’intelligence du tragique de la condition humaine: La Discorde a toujours régné dans l’Univers / Notre monde en fournit mille exemples divers.

La vanité, l’amour retourné en haine et l’or dictent leur loi. Rien n’est gratuit: Il en coûte à qui vous réclame / Médecins du corps et de l’âme / Ô temps, ô mœurs! J’ai beau crier / Tout le monde se fait payer.

Ventre affamé n’a point d’oreilles: le manque et la privation, autrement dit le mal, exercent une pression constante, annulant toute pitié.

La méfiance est de rigueur, l’amitié elle-même n’y échappe pas: Chacun se dit ami, mais fol qui s’y repose / Rien n’est plus commun que ce nom / Rien n’est plus rare que la chose.

Chacun tourne en réalité / autant qu’il peut ses propres songes / L’homme est de glace aux vérités / Il est de feu pour les mensonges. La rêverie fait des ravages de même que les passions tristes: La sotte vanité jointe avec l’envie / Deux pivots sur qui roule aujourd’hui notre vie.

Deux portes de sortie existent. D’abord, prévenir le mal par l’exercice du bien: Les injustices du Pervers / Servent souvent d’excuses aux nôtres / Telle est la loi de l’Univers / Si tu veux qu’on t’épargne, épargne aussi les autres.

Parfois, il faut se résoudre à utiliser la force: Rois qui croyez gagner par la raison les esprits / D’une multitude étrangère / Ce n’est jamais par là qu’on vient à bout / Il y faut une autre manière / Servez-vous de vos rets, la puissance fait tout. Et: Il faut faire aux méchants guerre continuelle / La Paix est fort bonne de soi / J’en conviens, mais de quoi sert-elle / avec des ennemis sans foi? Ou: Ce qu’on donne aux méchants, toujours on le regrette / Pour tirer d’eux ce qu’on leur prête / Il faut que l’on en vienne aux coups / Il faut plaider, il faut combattre / Laissez les prendre un pied chez vous / Ils en auront bientôt pris quatre.

Des temps absolument immoraux apparaissent parfois, où les maximes proposées par La Fontaine s’inversent, comme lors de la guerre opposant bolcheviques et nazis de 1941 à 1945: Tu mentiras (y compris aux tiens), tu n’auras point d’amis, tu mépriseras tes alliés, tu n’épargneras personne, tu t’attaqueras d’abord aux plus faibles, tu ne pardonneras aucune offense, tu te vengeras sans pitié, tu te donneras la mort une fois vaincu, etc.

Que faire dans ces circonstances? La morale est-elle encore utile? Il ne reste plus qu’à affronter l’abandon, la souffrance, la mort. Chacun à tout instant peut être fauché, ou périr dans d’atroces souffrances. L’Europe, après la guerre de Trente Ans, de la fin du XVIIe à la Révolution française, a vécu des conflits relativement civilisés. La Fontaine ne pouvait prévoir ni Barbarossa, ni la Shoah, ni le Goulag. Il ne connaissait pas non plus la mort désirée que satisfont Exit ou Dignitas.

Il consacre à la mort deux fables mémorables.

Dans La Mort et le bûcheron, un vieux bûcheron épuisé, nourrissant difficilement sa famille, accablé d’impôts et de corvées, appelle soudain la mort. Veut-il en finir? Non, il prie la Faucheuse, vite accourue, de l’aider à recharger le lourd fagot qu’il a laissé tomber, car Le trépas vient tout guérir / Mais ne bougeons d’où nous sommes: / Plutôt souffrir que mourir / C’est la devise des hommes. Nous doutons que ce soit encore la devise des Européens du XXIe siècle.

Dans la Mort et le mourant, La Fontaine suit Montaigne selon lequel philosopher, c’est apprendre à mourir. Aux yeux de La Fontaine, la mort ne surprend point le Sage / Il est toujours prêt à partir / S’étant su lui-même avertir / Du temps où l’on se doit résoudre à ce passage / Ce temps, hélas, embrasse tous les temps: on a beau être un bébé de sang royal, on est assez vieux pour mourir. La plupart des hommes ne veulent pas le savoir; ils ne sont jamais prêts, tel le centenaire plaintif de la fable: Est-il juste de mourir au pied levé? Le vieillard a encore tant à faire, son testament entre autres. La Mort le réprimande. Elle ne l’a pas pris par surprise. Quelques signes l’ont averti: la perte du goût, la surdité, des amis malades ou mourants: Il n’importe à la république / Que tu fasses ton testament. Mais la force vitale du vieux se rebelle. Et la Mort de répliquer: Tu murmures vieillard; vois ces jeunes mourir / Vois les marcher, vois les courir / A des morts il est vrai glorieuses et belles / Mais sûres cependant, et quelquefois, cruelles / J’ai beau te le crier, mon zèle est indiscret: / Le plus semblable aux morts meurt le plus à regret!

Tout est dit. L’amour de la vie domine. Nous voulons vivre, vivre pour toujours.

Même un suicidant ne veut pas mourir, exprimant par son acte un besoin de vivre autrement.

La sagesse morale faiblit face à la mort; nous entrons dans la dimension mystérieuse de la foi.

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