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Occident express 85

David Laufer
La Nation n° 2178 2 juillet 2021

Il fait froid et gris dehors, alors je coupe du bois. Et puis je houspille mon fils pour qu'il vienne m'aider à ramasser les bûches et les ranger sous l'abri. On fait ce qu'on nous a appris à faire. Quand j'avais treize ans, mon propre père me houspillait pour tailler les haies et tondre le jardin, et ma mère me faisait dresser la table et ranger ma chambre. Je trouvais cela normal, je crois, comme mon fils aujourd'hui qui râle un peu mais s'exécute. En Serbie, cela n'est pas dans les mœurs. Ici les enfants ne sont pas seulement protégés et choyés, ils sont totalement coupés de la vie adulte. Il y a des raisons anthropologiques à cela. On est dans une société patriarcale, dans laquelle tout est (était, mais ces formes subsistent longtemps) décidé par le chef de famille. Personne à part lui n'a droit de cité, ni les femmes, ni les autres mâles adultes. Ainsi les enfants sont-ils cantonnés à tout ce qui n'a aucune importance ni aucune utilité. Et le chef de famille ne transmet son pouvoir qu'après sa mort, privant ainsi son successeur de toute forme de transition ordonnée. Cette organisation, où seule la mort du chef permet le renouvellement, n'est probablement pas sans lien avec le taux alarmant d'assassinats politiques qui ont handicapé ce pays depuis deux siècles, la dernière fois en 2003. A ces causes internes il faut ajouter des causes externes, à commencer par le communisme qui, d'un seul coup, a arraché une région tout entière à ses racines et ses traditions. La famille patriarcale vit de la terre, en groupe de familles où chacun a son rôle et son utilité. Tout ce qu'on n'apprenait pas formellement des aînés, on pouvait à tout le moins l'observer tant que grand-père et grand-mère vivaient dans la même maison. En quelques années, les communistes ont jeté des millions d'êtres vers les villes et dans des usines, un exercice probablement nécessaire à la longue, mais infiniment trop rapide et brutal. Cette rupture de la continuité, exigée par l'édification de l'Homme nouveau, a été d'autant plus terrible qu'elle a été voulue, presque sadique dans sa décision d'anéantir des pans entiers de la société. A bien y regarder toutefois, la Serbie a peut-être, bien malgré elle, pris de l'avance dans un exercice désormais globalisé. Il semble que nous soyons, nous aussi, occupés à édifier un Homme nouveau en brisant volontairement toute continuité avec notre passé. Nous affirmons que la nation est une relique d'un autre âge, que ce qu'on est ou prétend être vaut mieux que ce qu'on fait, que nos traditions sont barbares, que nos héros n'étaient que des coquins. Aussi sains que puissent être certains aspects de cet effort critique, ma vie en Serbie m'a rendu sensible, non pas à la valeur intrinsèque du passé, mais à la vertu de la transition en bon ordre, d'un régime à un autre, d'une époque à une autre, d'un père à son fils.

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