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Les trusts en droit suisse: l’immatérialité d’un avant-projet de loi fédérale

William Barbey
La Nation n° 2201 20 mai 2022

Le 12 janvier 2022, le Conseil fédéral a mis en consultation un avant-projet de loi ayant pour propos d’introduire en droit positif suisse une institution aux origines anglaises: le trust1. Issue des réflexions d’un groupe d’experts composé tant de praticiens que de professeurs, la proposition présentée appelle de nombreux commentaires, critiques et rappels historiques dont les milieux intéressés commencent à se faire les messagers. Nous proposons ici un bref survol des principes juridiques fondamentaux en convoquant d’abord les histoires du droit anglais et du droit suisse, puis en explicitant les enjeux théoriques de la confrontation de ces deux ordres juridiques dans le cadre d’une tentative d’introduction d’une institution de common law en droit suisse.

Les trusts – le pluriel est important – apparaissent relativement tôt dans le paysage juridique anglais. Leurs fondements et les principes applicables ressortent aux XVe et XVIe siècles. Pour en comprendre la nature juridique, il convient de se plonger dans le contexte historique. Par l’effet de la conquête normande, la Couronne et l’administration royale font très rapidement œuvre centralisatrice du droit anglais. A l’époque, sont essentiels à la bonne marche du royaume les revenus et profits des terres. Le système féodal – qui irradie l’Europe entière – est appliqué de manière efficiente et surtout par une force politique suffisamment apte à en asseoir les principes juridiques. Les fiefs et les conditions qui y sont attachées sont ainsi catégorisés d’une manière scientifique. Les utilités des biens sont divisées, pratiquement à l’infini, entre la couronne, les seigneurs, les tenanciers, les vassaux, les paysans, les familles, les héritiers présomptifs, les ordres ecclésiastiques, etc.

Mais quelques siècles plus tard, alors que la société sort lentement du Moyen Age et que des besoins nouveaux apparaissent, des formes inédites de partage des utilités des choses corporelles, comme des choses incorporelles (notamment des charges vénales), deviennent d’usage. Il suffit ici de dire que les trusts en constituent l’une des formes. Autrement dit, la technique des trusts consiste en une division supplémentaire des propriétés, conformément à la tradition féodale. Schématiquement, il s’agit de séparer, d’une part, la jouissance du patrimoine mis en trust – laquelle peut être attribuée à des personnes (par exemple une famille) ou à un but déterminé (par exemple en faveur d’un ordre religieux) et, d’autre part, les charges et obligations qui y sont associées.

Face à la multitude des divisions de la propriété, il est inutile et tout à fait hors de propos de rechercher en droit anglais – comme d’ailleurs en droit féodal continental – une personne revêtant la qualité de propriétaire d’un bien-fonds. La notion, au sens contemporain où l’entend le lecteur de ces lignes (et leur auteur), n’existait alors tout simplement pas.

Procédons à présent à un saut de quelques siècles et traversons plusieurs frontières pour considérer le droit moderne suisse. Le Code civil suisse, cela va sans dire, constitue l’une des pièces maîtresses de notre droit. Ce code est lui-même fondé sur les traditions cantonales et ainsi notamment sur le Code civil vaudois de 1819, lui-même fortement inspiré du Code Napoléon de 1804. Ces codifications ont pour point commun d’avoir chassé les institutions féodales au profit des idéaux de liberté individuelle dont les anciens droits ne se préoccupaient guère. La liberté et l’égalité en politique ont conduit à placer le sujet de droit – l’individu – au centre même du système juridique. Les droits subjectifs constituent la grammaire de notre droit et la catégorisation de ces droits nous permet de distinguer les différents domaines juridiques. Si le droit subjectif n’oblige que certaines personnes, nous sommes dans le domaine du droit des obligations, savoir celui des contrats. Si, au contraire, le droit en question oblige l’ensemble de la société à s’abstenir d’un certain comportement: il s’agit de droits réels. Le premier des droits réels est bien sûr la propriété, exclusive et indivisible. Chaque chose, chaque bien-fonds, est soumis au pouvoir de disposer d’un propriétaire.

Aussi, la construction du droit anglais et celle du droit suisse sont-elles tout à fait opposées et irréconciliables. Le premier se fonde sur les utilités des choses, alors que le second ne s’intéresse qu’au sujet de droit. L’on comprend sans effort quelles ont dû être les difficultés du groupe d’experts chargé d’introduire en droit suisse les trusts.

Tel est si véritablement le cas que l’avant-projet, aussi surprenant que cela puisse paraître, ne vise en aucune manière à introduire cette institution dans notre droit, mais bien à modeler un édifice juridique inouï placé dans le droit des obligations, mais qui incorpore des effets réels, lesquels consistent à se mettre en porte-à-faux avec nombre des principes juridiques suisses usuels.

Ce trop cursif aperçu des questions génériques posées par un tel projet appelle la question suivante: ne vaut-il pas mieux travailler avec le génie propre de notre droit, inspiré par l’exemple anglais, plutôt que de tordre nos principes juridiques afin de créer artificiellement des effets juridiques qui n’ont aucun pendant en droit anglais?

Notes:

1    Avant-projet du 12 janvier 2022 intitulé «Introduction du trust: modification du code des obligations», actuellement en procédure de consultation.

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