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Pourquoi nous sommes tellement américains et si peu russes

Jean-Blaise Rochat
La Nation n° 2204 1er juillet 2022

Depuis le déclenchement de l’agression de la Russie contre Ukraine, la haine antirusse a atteint un degré d’hystérie effarant. Il faut dire que Poutine, indifférent à son image médiatique à l’Ouest, tient remarquablement son rôle de méchant sur la scène occidentale. L’intrépide Carla del Ponte rêve déjà de le traîner devant un tribunal international: «Un criminel contre l’humanité.» «Un tueur, un génocidaire», affirme le terne vieillard aux commandes à Washington. On n’a pas souvenir que, dans les pires moments de la Guerre froide, un Brejnev ait été insulté de la sorte. De l’autre côté, Zelensky, rompu aux ficelles du show biz occidental, a déjà brillamment remporté la bataille médiatique.

Depuis les livraisons massives d’armes par les Etats-Unis, les contours du conflit se dessinent plus nettement: l’Ukraine est devenue le champ de bataille de la confrontation de l’OTAN et de la Russie. Face à cette inquiétante escalade militaire, et au danger que cette poudrière nous saute à la figure, les Etats européens, sans se préoccuper de leurs intérêts, préfèrent continuer à offrir allégeance inconditionnelle au camp du Bien atlantiste. La Suisse brade dangereusement sa neutralité. Comme des lapins aveuglés par les phares de l’auto, nous sommes incapables de raisonner hors du cadre moral fixé après la Deuxième Guerre mondiale. Nous vouons une reconnaissance éternelle aux Américains qui nous ont tirés des griffes d’Hitler, oubliant que ce sont les Russes qui sont arrivés les premiers à Berlin, au prix de 25 000 000 de morts, chiffre effarant qui correspond à la population totale de l’Espagne, ou presque six fois la population de la Suisse à la même époque.

Le prix à payer pour ce service et la protection militaire bienvenue durant la Guerre froide est une sujétion politique, militaire, économique qui, au lieu de diminuer avec le temps, paradoxalement ne cesse de croître. Notre langue et nos usages sont envahis par des coutumes et des théories parfaitement étrangères à notre mode de vie: Halloween, black Friday, sale, woke, cancel culture, etc. L’élection présidentielle aux Etats-Unis, suivie avec passion chez nous, est vécue comme l’intronisation du Maître du Monde. De notre monde, c’est l’évidence.

Les raisons de notre attachement viscéral aux Etats-Unis sont profondes: le Nord du continent a été colonisé à partir du XVIIIe siècle par des Européens: les westerns, Lucky Luke, L’Or de Cendrars, Tom Cruise sont assimilés à notre mythologie personnelle. Depuis longtemps le cinéma hollywoodien nous impose sa vision du monde avec un génie certain. Le jazz, Faulkner, Hopper, Bernstein, Spielberg, le blue jeans, le Coca-Cola font partie de notre culture. Tous les artistes, les scientifiques, les politiciens qui ont émigré d’Europe vers le Nouveau Monde ont créé des liens indissolubles avec notre vieux continent. Beaucoup d’entre nous avons de la parenté, des amis aux Etats-Unis. Ainsi, par leur pouvoir quasi discrétionnaire, mais aussi leur arrogance, les Américains sont voués à représenter le meilleur et le pire de notre société.

Notre rapport à la Russie est fondamentalement différent. Quasiment ignoré jusqu’au XVIIIe siècle, ce vaste et lointain pays s’est modernisé sous l’impulsion de Pierre Le Grand et Catherine II, qui ont rapproché leur empire du monde occidental. Le Traité de Vienne (1815) marque une apogée de l’alliance de la Russie avec les Etats européens. Dès le XIXe siècle, la civilisation russe offre au monde des génies universels: Dostoïevski, Tolstoï, Tchaïkovski, Répine, Chostakovitch, Stravinsky, Soljenitsyne, Tarkovski, etc. Pourtant, dans le domaine politique, l’empire reste en retrait, sinon en retard par rapport aux évolutions et révolutions qui transforment nos sociétés. Pire, la Révolution bolchevique creuse des douves quasi infranchissables pendant septante ans entre le communisme et les sociétés libérales: malgré la présence de partis communistes très influents à certaines époques dans le monde entier, le système marxiste-léniniste n’a pas réussi à s’imposer chez nous de manière aussi convaincante que le modèle américain.

L’histoire de la Russie au XXe siècle (et de l’Ukraine associée!) est une succession de tragédies cumulées dont les dimensions défient l’imagination: deux guerres mondiales, la révolution, la guerre civile, les famines organisées par le pouvoir, la terreur, les purges, le goulag. Les victimes de ces absurdités, qui se comptent par dizaines de millions, composent l’effrayant martyrologe d’un peuple qui semble né pour le malheur. Pendant ce temps, nous autres Suisses vivions dans une relative quiétude, évitant de participer aux folies meurtrières qui ensanglantaient la planète. Il n’y a pas de honte à être heureux, mais la disproportion entre ce qui a été vécu ici et là-bas au XXe siècle doit nous rendre prudents dans les jugements portés aujourd’hui sur la Russie et les Russes.

L’implosion imprévue de l’URSS en 1991 a été suivie d’une décennie de désordres divers et d’anarchie économique. En Europe de l’Ouest, nous avons eu la naïveté de croire que les Russes seraient heureux de la disparition d’un régime aussi funeste. Or la population a vécu cette période d’abord par la sidération (leur monde habituel s’écroule avec ses repères) et ensuite le désenchantement (l’économie de marché, c’est la loi de la jungle). Les liquidateurs du système, Gorbatchev, puis Eltsine, sont désavoués, voire haïs. Nous on adorait Gorby et on trouvait Boris pittoresque.

Et on déteste Poutine. On n’a pas attendu le 24 février pour juger cet autocrate glacial infréquentable. Il est le chef d’Etat d’un pays que nous ne comprenons guère, et que nous ne cherchons pas à comprendre. Plus préoccupante est l’ignorance abyssale des dirigeants occidentaux vis-à-vis du monde russe. Pour les Etats-Unis, la chute du communisme a été interprétée comme une victoire providentielle. Nous avons cru ingénument à la fin de la Guerre froide. Elle a simplement été reconduite avec des données renouvelées: le Rideau de fer n’a pas disparu, il s’est déplacé vers l’est. Dans ce contexte, nous avons choisi de rester les obéissants mercenaires de nos cousins d’Amérique, sans chercher à nous entendre avec nos voisins de palier russes. Or nos intérêts économiques et géopolitiques sont une Europe où la Russie est aussi à nos côtés et non contre nous.

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