Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

Comme un obscur désir de guerre

Olivier Delacrétaz
La Nation n° 2211 7 octobre 2022

Au tout début des hostilités, il y avait un but logique, territorial et politique, dans la volonté du président Poutine de secourir les russophones maltraités par le régime de Kiev et de remplacer le président Zelenski par un gouvernement favorable à la Russie. Il n’était pas moins logique que le président Zelenski prenne les armes contre l’envahisseur. C’était, si l’on ose dire, une guerre traditionnelle.

Mais cette guerre est rapidement devenue autonome. Elle suit son propre chemin, se nourrissant de chaque nouvelle bombe, de chaque nouvelle déclaration belliqueuse. Et c’est elle qui, depuis plusieurs mois, oriente les volontés des protagonistes et dicte aux deux camps les modalités de son déroulement.

Le président Poutine n’a pas pu réitérer l’opération-éclair qui lui avait réussi en Crimée. Mal formée, mal suivie par l’intendance, mal commandée à tous les échelons, son armée se heurte à une armée efficace et bien équipée par l’Occident. Les Russes sont contraints de reculer. La réponse poutinienne, absurdement logique, est de mobiliser 300’000 réservistes russes, tout en évoquant la possibilité d’un recours au nucléaire. L’Espagnol Josep Borrell, haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, rétorque en annonçant de nouvelles sanctions.

Le président Zelenski souffle en continu sur le brasier, vêtu en soldat, figure romantique présente sur tous les écrans, célébrant chaque avancée de l’armée ukrainienne, dénonçant chaque crime de guerre des soldats russes, culpabilisant brutalement les Européens qui ne lui fournissent pas assez d’armes et d’argent, exigeant d’ores et déjà la mise en place d’un tribunal international. Proclamant que la guerre durera jusqu’à la reconquête complète de la Crimée, il demande que l’Ukraine adhère sans délai à l’Union européenne et à l’OTAN, ce qui impliquerait l’entrée en guerre déclarée de ces deux organisations, avec le risque d’une extension indéfinie du conflit. Il s’en moque, apparemment.

Sa communication profite évidemment de la complaisance de la plupart des médias, mais aussi du fait que la guerre russo-ukrainienne fait elle-même partie d’opérations géo-politiques plus ambitieuses, pour lesquelles il joue le rôle d’un agitateur utile.

Les Etats-Unis recourent à leur rhétorique morale habituelle. Le président Biden traite le président russe de «tueur» et de «criminel de guerre», de manière à rendre la diplomatie impossible et le conflit irréversible.

La perspective des Occidentaux pour la Russie est celle du président Zelenski, une reddition sans condition. Pas de pourparlers, pas d’armistice, pas de paix des braves. Le Tribunal international pour la Russie est en gestation, qui condamnera exemplairement l’agresseur, lui imposera un tribut écrasant pour le vassaliser durablement. Peut-être qu’il décrétera un désarmement de la Russie, voire un démembrement. C’est en tout cas ce que le président Biden déclarait en avril: Nous voulons voir la Russie s’affaiblir au point de ne plus pouvoir faire les choses qu’elle a faites en envahissant l’Ukraine. La perspective d’une telle humiliation n’est pas de nature à précipiter la fin des combats.

L’Union européenne prend sanctions sur sanctions, sans se préoccuper des retombées sur les populations des Etats membres. L’idée de manœuvre, non dépourvue de cynisme, est de rendre la situation de la population russe assez insupportable pour qu’elle se rebelle et remplace le président actuel par un démocrate à l’occidentale. Et si ce successeur n’était pas le démocrate espéré? Et si c’était un idéologue de la jeune garde, nationaliste, revanchard et adepte du nucléaire? On se bouche les yeux et les oreilles, et on fonce.

Kherson, Zaporijia, Lougansk et Donetsk votent à une majorité stalinienne leur rattachement à la Russie, que le président Poutine officialise immédiatement, avec l’approbation de la Corée du Nord. Les Etats européens affirment qu’ils ne reconnaîtront «jamais» cette modification de frontières.

Chaque camp surenchérit, en se justifiant par le surenchérissement de l’autre. Chacun brûle ses vaisseaux, de manière à s’empêcher tout retour en arrière.

Le Conseil fédéral condamne à son tour les référendums d’autodétermination. Il n’y a désormais plus d’Etat neutre qui rappellerait cette évidence que plus les moyens sont dévastateurs et plus il convient de sous-enchérir plutôt que d’en rajouter.

Le désordre de la guerre se prolonge dans les têtes. Même si l’on ne désire pas explicitement une aggravation de la guerre, on s’habitue passivement à l’idée. Et on finit par l’attendre, voire la désirer. Peut-être parce qu’on croit que la guerre est plus simple à vivre que la paix quotidienne avec toutes ses complications, ses opacités et ses incertitudes. Ou peut-être parce qu’on pense pouvoir en finir une bonne fois pour toutes avec le mal: vieille tentation de «la der des der»!

Tout se passe comme si, tout au fond d’eux-mêmes, dans cette obscurité où la raison et même les sentiments n’ont pas leur place, les peuples, et plus encore leurs chefs, en avaient assez de la paix. La paix entre les nations, on le sait, n’est jamais qu’un équilibre précaire. Peut-être que cet équilibre contraignait depuis trop longtemps les nations européennes à refouler trop de pulsions animales élémentaires, et que le conflit ukrainien a fourni à cette partie souterraine de nos sociétés une occasion de sortir au grand jour et de prendre la direction des opérations.

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*


 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: