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Les Soirées de Saint-Pétersbourg

Lars Klawonn
La Nation n° 2239 3 novembre 2023

Joseph de Maistre considère que la Révolution française est un châtiment contre la France. Pour lui, tout est châtiment divin: la guerre, les maladies, la justice humaine, car tout vient de Dieu qui est l’auteur de tout, excepté du mal. Plus précisément, en citant saint Thomas d’Aquin, il écrit que «Dieu est l’auteur du mal qui punit, mais non de celui qui souille». Comprenez que le mal qui punit n’est pas le mal, c’est le bien. «Le mal étant sur terre, écrit de Maistre, il agit constamment; et par une conséquence nécessaire il doit être constamment réprimé par le châtiment.»

L’autre arme contre le mal est la prière. La Providence nous gouverne par la justice humaine et par la prière. Elle donne à l’homme «le pouvoir d’obtenir des grâces», «de prévenir des maux» et de «resserrer l’empire du mal». Pour l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg, nul ne peut vivre sans religion. «La science ni la médecine ne sont le véritable mal, dit-il. Elles sont mises dans les mains de l’homme pour le guérir du mal physique. Elles ne guérissent pas du désordre du monde sans Dieu et il faut prier pour cela.» La croyance aux lois invariables de la nature est selon lui «la tentation la plus perfide qui puisse se présenter à l’esprit humain», car elle mène droit à ne plus prier, c’est-à-dire, à se déconnecter de la vie spirituelle, la prière étant un acte surnaturel, donc un acte susceptible d’intervenir dans le monde matériel pour suspendre ses lois, et par lequel l’homme se relie à Dieu, d’où l’utilité de la prière pour le monde.

Sous la pression des troupes françaises, de Maistre quitta le Savoie en 1793. Il s’établit à Lausanne, puis en Sardaigne à partir de 1796 où il devint ministre plénipotentiaire de Sardaigne à Saint-Pétersbourg de 1802 à 1817. C’est là qu’il écrivit les Soirées. Avant de partir en exil, il refusa de s’inscrire dans le livre des citoyens actifs, et lorsqu’on lui demanda de contribuer à la guerre, il répondit: «Je ne donne point d’argent pour faire tuer mes frères qui servent le roi de la Sardaigne.» Voilà donc le genre d’homme qu’il était. Ni l’exil, ni la séparation d’avec sa famille, ni la perte de sa fortune n’ont pu le détacher de sa fidélité au roi; il était à tout moment d’un dévouement infaillible.

Les Soirées de Saint-Pétersbourg, ce sont onze entretiens sur le gouvernement temporel de la Providence, comme l’indique le sous-titre du livre. Y participent un comte français, un membre du Sénat de Saint-Pétersbourg et le chevalier de B***, un jeune Français exilé, qui sont des amis. Bien que leurs avis divergent sur un certain nombre de questions, ils ont tous en commun d’être des royalistes convaincus et de fervents ennemis de la Révolution.

Lors de la lecture, un premier constat s’impose comme une évidence: Joseph de Maistre n’est pas un philosophe. Il est écrivain. Parmi les philosophes, très peu sont aussi des écrivains. A vrai dire, il est aussi et surtout un homme religieux.

Monarchiste attaché au pouvoir papal, il était l’un des maîtres-penseurs de la contre-révolution. Son originalité fut de riposter à l’attaque révolutionnaire contre la société française. Toute son œuvre constitue une riposte point par point contre les philosophes modernes, matérialistes et athées, contre leur «système absurde qui voudrait, pour ainsi dire, matérialiser l’origine de nos idées. Il n’en est pas, je crois, de plus avilissant, de plus funeste pour l’esprit humain. Par lui la raison a perdu ses ailes, et se traîne comme un reptile fangeux; par lui fut tarie la source divine de la poésie et de l’éloquence; par lui toutes les sciences orales ont péri.»

Cette citation montre bien pourquoi l’écrivain est à considérer comme un des meilleurs pamphlétaires de la langue française. Léon Bloy s’en souviendra. Sa vision profonde est d’une érudition historique sans faille. Il devrait être lu et étudié à l’école et à l’université au même titre que Voltaire, Diderot et Rousseau qu’il contre-attaque violemment. S’il ne l’est pas, c’est pour des raisons idéologiques et parce que la justesse et le discernement de sa pensée ébranlent les préjugés.

Toujours est-il que pour parler d’un livre, il faut le lire. Et pour comprendre une époque, il faut lire les écrivains qu’elle a produits. On doit enseigner tous les courants de pensées, même les plus opposés. Et surtout les plus opposés. On doit s’intéresser à tout, ne se priver de rien, ou, comme le dit de Maistre lui-même, selon la maxime suivante: pour savoir bien une chose, il faut en savoir un peu mille.

De Maistre développe l’idée de l’homme dégradé, qui est l’idée principale des Soirées. Il affirme que la civilisation se trouve là où sont l’autel, la science et l’art. L’homme primitif, le barbare porte en lui le germe qui attend sa fécondation pour se déployer tandis que le sauvage représente l’ultime stade de la dégradation, l’homme incroyant, corrompu, dominé par ses passions. L’intelligence est le signe le plus évident de l’homme civilisé. Mais non pas l’intelligence définie et matérialisée par le Q.I., définition dépourvue de toute qualité, simple puissance quantitative, comme tout ce que pense l’homme moderne. Pour de Maistre, l’intelligence ne peut aimer le mal. Voici la magnifique définition qu’il en donne: «L’intelligence ne se prouve à l’intelligence que par le nombre.» Et le nombre, c’est l’ordre, c’est la symétrie. «Dieu nous a donné le nombre, et c’est par le nombre qu’il se prouve à nous, comme c’est par le nombre que l’homme se prouve à son semblable. Otez le nombre, vous ôtez les arts, les sciences, et par conséquent l’intelligence. Ramenez-le: avec lui reparaissent ses deux filles célestes, l’harmonie et la beauté; le cri devient chant, le bruit reçoit le rythme, le saut est la danse, la force s’appelle dynamique, et les traces sont des figures

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